Les Fossiles (François DE CUREL)

Pièce en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Libre, le 29 novembre 1892.

 

Personnages

 

LE DUC DE CHANTEMELLE

ROBERT DE CHANTEMELLE

NICOLAS

UN FERMIER

UN VOISIN DE CAMPAGNE

UN DOMESTIQUE

LA DUCHESSE DE CHANTEMELLE

CLAIRE DE CHANTEMELLE

HÉLÈNE VATRIN

UNE RELIGIEUSE

 

 

ACTE I

 

À la campagne dans un manoir des Ardennes. Salle immense lambrissée de boiseries. À droite, fenêtres masquées par d’épais rideaux. À gauche, haute cheminée de pierre placée entre deux portes. Au fond, grande porte ouvrant sur un vestibule. Les murailles de la salle sont garnies de panoplies et de trophées de chasse, anciennes armures, arbres généalogiques, plans de domaines, etc... Mobilier sévère, d’aspect féodal.

 

 

Scène première

 

CLAIRE, puis UN DOMESTIQUE

 

C’est le soir, une seule lampe éclaire faiblement la salle. De temps en temps, le feu qui couve dans la cheminée jette de vives lueurs. Une tempête se lève : on entend par intervalles la plainte du vent.

Claire entre, regarde autour d’elle, va à la fenêtre et soulève le rideau pour voir au dehors, mais les volets intérieurs sont fermés. Geste d’impatience. D’un pas rapide elle se dirige vers la porte du fond, et va sortir, quand arrive un domestique portant une charge de bois. Elle l’arrête et l’interroge.

CLAIRE.

Il y a en bas un fiacre venu de la ville. Qu’est-ce que c’est ?

LE DOMESTIQUE.

Les médecins. Mademoiselle.

CLAIRE.

Comment, celui de Paris ?

LE DOMESTIQUE.

Celui de Paris avec celui de la ville.

CLAIRE.

Mais la consultation ne devait avoir lieu que demain ?

LE DOMESTIQUE.

J’ai entendu ces messieurs raconter à Mme la duchesse que le docteur de Paris doit faire demain une communication à l’Académie des sciences. Alors il a télégraphié pour venir aujourd’hui. Sa dépêche n’est pas arrivée à cause du verglas qui a brisé les fils télégraphiques du côté de Sedan.

CLAIRE.

Savez-vous si ces messieurs dîneront avec nous ?

LE DOMESTIQUE.

Oh ! non. Mademoiselle. Ils n’ont même pas laissé dételer : pendant que je montais l’escalier en apportant du bois, on les entendait parler en bas avec Mme la duchesse. Ils doivent être partis.

CLAIRE.

Mon père n’est pas rentré ?

LE DOMESTIQUE.

Je n’ai vu personne.

CLAIRE.

C’est bien !

Elle va s’asseoir près d’une table placée au premier plan, et y reste accoudée, pensive. Le domestique pose la brassée de bois dans l’angle de la cheminée, met une bûche sur le feu et sort. Au bout d’un instant, Claire se lève, va ouvrir la porte du fond, écoute les bruits de la maison, puis revient à la cheminée et se chauffe debout, le front appuyé contre le linteau de pierre.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, CLAIRE

 

La duchesse entre par la porte du fond. Sa figure est très triste, ses yeux rougis d’avoir pleuré. Claire se retourne. La duchesse se précipite et la presse convulsivement dans ses bras.

LA DUCHESSE.

Ton pauvre frère !

CLAIRE.

Plus mal ?

LA DUCHESSE.

Oh oui ! On l’envoie dans le Midi, mais il n’en reviendra pas, je le sais.

CLAIRE.

Est-ce à ce point ?

LA DUCHESSE.

Les médecins ne lui ont pas ménagé les belles promesses. J’ignore s’il les a crus. Pour moi, je voyais si bien qu’ils mentaient ! Je lésai suivis jusqu’à la voiture, et au moment où ils me disaient adieu, sur le perron, les pieds dans la neige, sûre que Robert ne viendrait pas nous surprendre, j’ai exigé la vérité.

CLAIRE.

Mais puisqu’on l’envoie dans le Midi !...

LA DUCHESSE.

Il ne guérira pas !... Peut-être le climat de Nice le prolongera-t-il de quelques mois... peut-être !...

Dévorant ses larmes.

Ici, m’ont-ils dit, ce n’est plus qu’une question de jours...

Elle se laisse tomber sur une chaise, la figure dans son mouchoir. Claire, debout devant la cheminée, pleure aussi, mais en restant plus maîtresse d’elle-même.

CLAIRE.

Je veux encore espérer qu’ils exagèrent.

LA DUCHESSE.

N’espérons plus qu’en Dieu !...

Un silence.

Ton père, quel coup pour lui !...

CLAIRE, sèchement.

Oui, très rude... Mais il trouvera moyen de l’adoucir... N’a-t-il pas son gibier, ses chiens, ses chevaux, que sais-je ?

LA DUCHESSE, sévèrement.

Claire, jamais tu ne laisses passer une occasion de dire quelque chose de désagréable pour ton père... Pourquoi ?... Cela ne date pas de loin... Autrefois tu parlais de lui avec adoration... D’où vient ce changement si brusque ?... D’où ?...

CLAIRE, avec embarras.

Mais non... aucun changement... J’ai peut-être une nature moins expansive que plus jeune, voilà tout... Soyez certaine que je n’en partage pas moins bien sincèrement la douleur qui attend papa.

LA DUCHESSE.

Il aura un affreux chagrin, et tu as beau dire, ce n’est ni avec ses chiens, ni avec ses chevaux qu’il s’en distraira... D’abord, il aime beaucoup Robert, et puis... Peut-être pourrait-il se consoler, à la rigueur, et encore !... si Robert n’était pas fils unique, s’il avait un frère, pour que le titre de duc, le nom, ne s’éteignent pas... Tu comprends ?...

CLAIRE.

Si je comprends !...

S’exaltant à mesure qu’elle parle.

Les ducs de Chantemelle ! Ils sont à toutes les pages de l’histoire de France !... C’est affreux que Robert soit si près de la fin, mais songer qu’après lui, toutes nos gloires, cette grandeur presque royale, ne seront plus qu’un souvenir !... J’ai beau n’être qu’une fille, j’étais si fière de m’appeler Chantemelle !... Autant que papa ! Ah ! tenez, oui, quand on y réfléchit, ce qu’il va souffrir tout à l’heure lorsqu’il rentrera et que nous lui dirons... Voyez-vous, Maman, je puis bien l’avouer, je comptais rester fille pour laisser à Robert ma part de tout... parce qu’un duc de Chantemelle doit soutenir son rang...

LA DUCHESSE.

Vous êtes ainsi, ton père et toi... et Robert lui-même... Vous vivez dans le passé qui nous acclamait, sans comprendre à quel point le présent nous oublie... Les temps sont si changés !... Ah ! le duc de Chantemelle peut s’éteindre, il ne laissera aucun vide, aucun, vois-tu, que...

Elle sanglote.

que dans mon cœur de mère !

 

 

Scène III

 

ROBERT, LA DUCHESSE, CLAIRE

 

Robert entre inaperçu pendant l’émotion des deux femmes. Mise très élégante. Figure pâle, aux yeux fiévreux, joues caves, poitrine rentrée. Décrépitude vaillante d’un phtisique qui lutte contre la mort. Il vient jusque tout contre la duchesse.

ROBERT.

Allons, Maman, courage !...

Avec un sourire triste.

Je suis encore vivant !

LA DUCHESSE, se levant avec effroi.

Mon enfant !... Tu n’es nullement en danger... Ne va pas te figurer, au moins, que les médecins m’aient parlé en particulier. Tu sais ce qu’ils t’ont dit : l’hiver à Nice te fera beaucoup de bien... Une résurrection !

ROBERT.

Le mot est de vous. Maman... Ils ont dit que l’hiver à Nice me ferait du bien, voilà tout... C’est déjà quelque chose...

Ironiquement.

Croyons-les !...

LA DUCHESSE.

Mais oui, croyons-les. Ils l’ont répété en s’en allant.

ROBERT, avec impatience.

Bien !... bien !... Papa n’est pas rentré ?

CLAIRE.

Non... Et il y a une neige !... Il fait un froid !...

ROBERT, avec un soupir.

Oh ! je devine ce qui est arrivé !... Ils ont eu au rapport des masses de sangliers ; à l’attaque ils en ont tué... oui, par un temps pareil, l’affaire était sûre... et puis probablement qu’ils en auront blessé un gros, et l’auront suivi au sang, jusqu’à la nuit, pendant des lieues... et à l’heure qu’il est je les vois exténués, traînant la guêtre, avec des chiens blessés sur le dos et des glaçons pleins la barbe.

Soupirant encore.

Dire qu’il y a un an, je faisais ce métier-là !...

CLAIRE, s’efforçant de rire.

Tu regrettes de ne pas trébucher dans des trous glacés avec un chien geignant sur le dos ?

ROBERT.

Oui, et je regrette le temps, ma petite Claire, où du printemps à l’automne nous galopions sur les prairies, nous sautions les fossés, les haies ; rien ne nous faisait peur... et maintenant je suis un cavalier démoli, qui voit sa camarade filer au diable à l’horizon, tandis qu’il se tâte piteusement les côtes.

CLAIRE, se retenant de pleurer.

Sa camarade... ne file pas... n’a guère envie de filer sans lui !...

Gagnée par les larmes, elle dit précipitamment.

Si la chasse a mal tourné, papa va rentrer d’une humeur de dogue ; je vais recommander qu’on fasse un bon feu dans sa chambre.

Elle sort vivement.

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, ROBERT

 

ROBERT vient à la duchesse qui s’étudie à prendre une physionomie calme, s’empare de ses mains, la force à lever les yeux sur lui, puis au bout d’an instant.

À présent que nous sommes seuls, plus de cérémonies !... Il ne me reste pas la moindre illusion, ni à vous le moindre espoir !...

LA DUCHESSE.

Je t’assure que...

ROBERT.

Non, non, traitez-moi en homme... Je serais le premier Chantemelle à pâlir devant la mort !... Certes, j’en rêvais une autre, mais l’occasion n’en est que plus belle de montrer du courage, du courage moral, à la place de celui qui gagne des batailles.

LA DUCHESSE, bas.

Ton sang-froid me fait mal... Cette résignation sous un coup contre lequel il n’y a pas de révolte permise... Moi, tiens, il y a des moments où cette main que nous devons adorer quand elle frappe...

Éclatant.

Ah ! c’est trop !... C’est trop !...

ROBERT.

La soumission me coûte moins que vous ne pensez... Le choc n’est pas imprévu... Il y a des semaines que je m’y prépare... Je me sens l’âme très libre...

LA DUCHESSE, avec un emportement douloureux.

S’il fallait partir, tu ne regretterais donc rien ?... Rien ?... Regarde autour de toi, pas de père ?... pas de mère ?... pas de sœur ?... Rien ?...

Elle sanglote.

ROBERT.

Ah si, mes regrets sont terribles !... je tremble d’en parler à un moment où j’ai besoin de toute mon énergie... C’est plus facile de fanfaronner !

Il se jette épuisé et désolé dans un fauteuil, en se cachant la figure.

LA DUCHESSE.

Pauvre enfant !

ROBERT, relève la tête, anxieux, se parlant à lui-même.

Pourtant, je suis si malade, il faut bien y venir... Maman, c’est très grave, le repos de mes derniers jours dépend d’une promesse que je réclame.

LA DUCHESSE, se levant.

Laquelle ?

ROBERT.

Il s’agit de Mlle Vatrin...

LA DUCHESSE, sèchement.

J’ignore ce que tu peux avoir à me dire... Mais je préférerais qu’il fût question de n’importe qui, plutôt que d’elle. Une pauvresse que j’ai fait élever parce que sa mère a été mon amie de pension, une fille qui me doit tout, à laquelle j’allais jusqu’à promettre une petite dot... En attendant qu’on lui trouve un mari, je la mets auprès de ta sœur... Claire est presque toute l’année seule, je me croyais bien inspirée en lui donnant une compagne de son âge... La récompense ne s’est pas fait attendre !

ROBERT, assis, courbé en deux, les yeux fixés sur le parquet.

Mlle Vatrin est incapable d’ingratitude... Assurément ce n’est pas sans de bonnes raisons que vous l’avez priée, cet été, d’aller vivre ailleurs... Mais je doute qu’elle se soit montrée oublieuse de vos bontés.

LA DUCHESSE.

Tu doutes !... J’ai remercié Mlle Vatrin parce que ses façons avec vous autres hommes étaient beaucoup trop familières pour une fille de vingt-cinq ans. Je lui en ai fait l’observation qu’elle a prise de très haut. Nous nous sommes séparées.

ROBERT.

Elle m’a raconté la scène, en ajoutant que vous lui aviez offert une pension qu’elle a refusée.

LA DUCHESSE, très émue.

Raconté !... à toi ?... À quel titre ?... Mais alors...

ROBERT.

Elle était ma maîtresse, oui... Nous nous aimions profondément. Ce que vous appeliez sa mauvaise tenue, c’était cela que vous ne compreniez pas et que nous n’avions ni l’un ni l’autre le pouvoir de dissimuler.

LA DUCHESSE, lui prenant les mains avec un trouble étrange.

Robert, tu ne sais pas, il est impossible que tu saches quelle émotion ta confidence me cause !...

ROBERT.

Vous craignez peut-être que je vous supplie de me la laisser épouser... Non... Hélène se rend compté aussi bien que moi combien cela rencontrerait d’opposition dans la famille.

LA DUCHESSE.

L’épouser !... L’idée ne m’en est même pas venue... Où ai-je la tête ? Ah ! tiens !... j’avais ce soir du chagrin plein le cœur, et voilà que je me sens toute ranimée !... Il ne faut jamais désespérer...

ROBERT.

M’aimez-vous à ce point. Maman ?... Ce grand attachement vous comble de joie !... – Ne vous en défendez pas, c’est d’une évidence !... – comme si le mot attachement voulait dire qu’un lien solide me retient sur cette terre. Enfin vous n’êtes pas trop fâchée, et je suis bien content !

LA DUCHESSE, le visage rayonnant.

Je suis fâchée, au contraire, et je te blâme de toutes mes forces. Il m’est impossible d’approuver une conduite irrégulière, et comment as-tu pu te laisser aller avec une amie de Claire ? Ta sœur pouvait soupçonner, vous surprendre !... Il y a là un manque de respect pour elle, très vilain, je t’assure... Je ne veux pas te gronder davantage, mon cher Robert, ta vie est si triste !... C’est à regret que je lui marchande les rares sourires qu’elle rencontre.

ROBERT, souriant.

Je vois bien que vous n’êtes pas implacable... Et si vous consentiez à être franche une seconde, une seule petite seconde, j’apprendrais que vous êtes contente.

LA DUCHESSE.

Contente que sous mon toit tu aies séduit une jeune femme placée sous ma sauvegarde, une amie de Claire !

ROBERT.

Vos motifs pour trouver que j’ai mal agi sont excellents, mais vous avez beau faire, il y a autre chose qui n’est pas triste, et à quoi vous pensez tout le temps.

LA DUCHESSE, souriant.

Suis-je donc si peu maîtresse de moi-même ?

ROBERT.

Ah ! aussi peu que possible !... Tenez, votre regard brille... Apprenez-moi donc ce qui vous cause tant de plaisir ?

LA DUCHESSE, pensive.

Te le dire !...

ROBERT.

Pourquoi pas ?

LA DUCHESSE, prenant un parti.

Tu ne t’en es donc jamais aperçu ?... J’ai été horriblement malheureuse. Un moment, je me suis figurée qu’il y avait quelque chose entre Mlle Vatrin et ton père... J’étais jalouse et humiliée...

ROBERT.

Maman !... Mais c’était moi !... J’étais heureux, heureux au possible !... Nous avions du bonheur de quoi remplir la maison... Quand une rivière inonde la campagne, est-ce qu’on voit où est son véritable cours ?... Vous étiez dans un débordement de tendresse, sans pouvoir en découvrir la source.

LA DUCHESSE.

Tout n’était pas dans mon imagination. Je suis à peu près certaine que Claire a été hantée des mêmes terribles doutes. Claire, une nature si droite si peu encline à soupçonner le mal !... Preuve qu’il y avait au moins des apparences... Un jour, Claire est venue me trouver, c’était il y a six mois, au plus fort de mon inquiétude... je ne vivais plus, j’allais jusqu’à espionner ton père... Elle m’a dit que la société de Mlle Vatrin lui devenait pénible, que leurs caractères ne s’accordaient pas, qu’elle me serait obligée de l’en délivrer. Sous les termes modérés que lui imposait sa pudeur de jeune fille on discernait un trouble profond. La questionner, c’était trop délicat... Seulement, la mesure était comble. Je pouvais risquer mon repos, mais non pas sacrifier mon enfant... Le lendemain, Mlle Vatrin était partie.

ROBERT.

Nous n’y avons pas assez pris garde : Claire est très fière, et je suis désolé qu’elle ait surpris notre liaison... Car c’est de nous qu’il s’agissait, vous le voyez maintenant.

LA DUCHESSE.

Oui, oui, grâce au ciel !... Mais Claire a pris le change comme moi. À partir de cette époque, elle est devenue subitement très froide pour ton père... As-tu remarqué ?... Plus jamais le moindre mot gentil, la plus petite prévenance... Même c’en est parfois gênant...

ROBERT.

J’ai remarqué, oui... On pourra lui suggérer qu’elle a fait fausse route.

LA DUCHESSE.

Oh ! tâchons ! Car j’aime infiniment ton père et mon premier devoir est de lui concilier votre respect. Aussi, Robert, il faut oublier ces confidences dans ce qu’elles ont de blessant pour lui, et ne retenir qu’une chose : ma joie presque scandaleuse en découvrant mon erreur...

ROBERT, gravement.

Maman, nous sommes également intéressés tous deux à n’y plus penser...

Après un silence, d’une voix plus basse.

J’ai annoncé que je vous adresserais une prière. La voici : je voudrais, avant de mourir, revoir Hélène. Permettez-lui de venir. C’est convenu, je réclame une chose exorbitante, mais...

LA DUCHESSE.

Exorbitante, tu l’as dit... Comment veux-tu ?... Mlle Vatrin, chez nous !... Que Claire la rencontre, elles se parleront... Claire, ta sœur ! Réfléchis !

ROBERT.

Pensez-vous que je fasse une pareille démarche à la légère ?... Cette visite est déplacée, je l’accorde ; pourtant il faut qu’elle ait lieu... si vous refusez, j’irai.

LA DUCHESSE.

La trouver !... Seul !... Chez elle !... Sans soins dans l’état où tu es !... Ce serait te tuer !...

ROBERT, avec animation.

Oh ! un peu plus tôt, un peu plus tard !... Je vous en supplie, laissez-la venir !... Non seulement il faut que je la voie, mais je vous demande en grâce de l’accueillir.

LA DUCHESSE, énergiquement.

Non !... Cela, n’y compte pas !...

ROBERT.

J’ai d’elle un fils...

LA DUCHESSE, aux cent coups.

Un fils !... Mon Dieu, Robert, qu’est-ce que tu m’apprends !... Un fils !...

ROBERT, avec chaleur.

N’ayant aucune fortune personnelle, je n’ai rien à leur laisser. L’existence d’Hélène et de l’enfant sont à votre merci. Je veux vous les confier... Mon fils !... Songez, Maman, où sera bientôt le vôtre !... Reportez sur le mien un peu de ce que vous ressentez pour moi...

Il reste haletant, suffoqué, la main sur la poitrine.

LA DUCHESSE, dévorant ses larmes, gravement.

C’est bon, Robert, calme-toi. Nous éloignerons ta sœur pendant un jour ou deux... Ton père l’emmènera... Que Mlle Vatrin vienne, je la traiterai chrétiennement... L’enfant ! Seigneur ! Si j’avais soupçonné son existence, tourmentée comme je l’étais, dans quel enfer j’aurais vécu !... Cette naissance, quand donc a-t-elle eu lieu ?

ROBERT.

À Paris, il y a deux mois.

LA DUCHESSE, hésitant.

Et comment ?... Sous quel nom ?... Je ne suis pas experte en ces sortes de choses... Je veux dire, comment s’appelle l’enfant ?

ROBERT, étonné.

Mais Vatrin, comme sa mère... Mon devoir est d’assurer l’avenir de ce petit être : je vous supplie à genoux de le faire... Mais quant à l’appeler autrement que Vatrin !...

LA DUCHESSE, délivré d’un gros poids.

Ah ! Robert, je respire !

 

 

Scène V

 

LE DUC, LA DUCHESSE, ROBERT

 

Le duc arrive en costume de chasse, suivi d’un domestique qui fait flamber un fagot, retourne au dehors et apporte les pantoufles du duc La scène est vivement éclairée.

LE DUC.

Bonsoir !

LA DUCHESSE.

Que vous rentrez tard, Henri !

Elle l’embrasse avec une tendresse dont il ne peut s’empêcher de marquer sa surprise.

ROBERT, très curieux.

Qu’avez-vous tué ?

LE DUC.

Ah ! ne m’en parle pas !... Une déveine insensée !... En arrivant au bois, le matin, nous avions plus de trente sangliers au rapport... Nous devions faire une boucherie de tous les diables !...

ROBERT, impatienté.

Enfin, avez-vous tué quelque chose ?

LE DUC.

Une laie de cent vingt. À l’attaque je l’ai traversée d’une balle et les chiens l’ont prise au bout d’un quart d’heure.

Le feu flambe joyeusement, le domestique attend, muni des pantoufles.

LA DUCHESSE.

Mettez donc vos pantoufles avant que la neige ne perce complètement vos chaussures. Voyez comme elle fond. Vous voilà déjà au milieu d’une mare...

LE DUC, allant s’asseoir devant la cheminée.

Cristi, le beau feu !... Ça ravigote !...

Il tend ses jambes au domestique qui le déchausse.

ROBERT.

Est-ce qu’il neige ?

LE DUC.

Très fort... Ce soir, les perches commençaient à plier. On avait toutes les peines du monde à suivre les chemins.

LE DOMESTIQUE, se levant, ramassant bottes et molletières, avant de partir.

Le garde Nicolas demande s’il peut parler à monsieur le duc ?

LE DUC, vivement.

Oui, oui, dans l’antichambre, j’y vais...

LA DUCHESSE.

Recevez-le donc ici !... Vous n’allez pas, fatigué comme vous l’êtes, courir après vos gardes...

LE DUC.

Pas fatigué du tout !... Enfin !...

Contrarié, au domestique.

Alors qu’il vienne...

Le domestique sort.

ROBERT.

Nicolas n’était pas avec vous aujourd’hui ?

LE DUC, embarrassé.

Non, pas avec nous.

ROBERT.

Vous verrez qu’il a eu toute la journée des sangliers plein son triage et qu’il demande des ordres pour demain.

LE DUC.

Demain, tu sais bien qu’il y a ta consultation. Je ne bougerai pas.

LA DUCHESSE.

La consultation a eu lieu ce soir.

LE DUC, fâché.

Comment, sans prévenir...

LA DUCHESSE.

Le docteur Jaubert nous a télégraphié qu’il avançait sa visite à cause d’une cérémonie officielle où il doit parler demain... Il y a eu des tempêtes du côté de Sedan, la dépêche est restée en route, et ces messieurs sont arrivés à l’improviste. Nous avons été tout surpris...

LE DUC.

Eh bien, comment trouvent-ils que ça va ?

LA DUCHESSE, avec un geste désespéré, que n’aperçoit pas Robert.

Pas fort !

LE DUC.

Ah !...

ROBERT.

Pas fort du tout, papa... Nous ne tuerons plus de sangliers ensemble.

LE DUC, sombre.

Enfin, qu’ont-ils ordonné ?

LA DUCHESSE.

Aller dans le Midi le plus tôt possible.

LE DUC.

Quel Midi ?... Pau ?... Nice ?...

LA DUCHESSE.

Nice.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, LA DUCHESSE. ROBERT, NICOLAS

 

NICOLAS, debout contre la porte du fond, sa casquette à la main.

C’est moi, monsieur le duc...

ROBERT.

Bonsoir, Nicolas, vous avez des sangliers ?

NICOLAS, approchant.

Non, monsieur Robert, je viens pour des affaires.

ROBERT.

Un beau de temps de chasse, hein, Nicolas ?

NICOLAS, secouant la tête.

Rien de trop, monsieur Robert. Il tombe des paquets de neige à faire trembler. Si ça continue, il n’y aura plus à mettre au bois ni un chien ni un traqueur.

ROBERT.

Paraît qu’il y en a, cette année, des sangliers ?

NICOLAS.

Passablement. On n’a pas à se plaindre... Nous avions aussi cinq loups hier au Bois brûlé.

ROBERT.

Ils ont hurlé toute la nuit à la queue de l’étang. Je les entendais de mon lit.

Les yeux brillants.

Cinq !

Avec un soupir.

Ça ne me regarde plus, Nicolas...

NICOLAS.

Monsieur Robert, est-ce que la santé ?...

ROBERT, avec un rire amer.

Ah ! ah ! ah ! Elle est jolie la santé !...

LA DUCHESSE, lui passant un bras autour du cou.

Viens, mon enfant, il est presque l’heure du dîner. Ne mettons pas ton père en retard. Il doit avoir un appétit d’ogre. Bonsoir, Nicolas.

NICOLAS.

Bonsoir, madame la duchesse... Allons, portez-vous bien, monsieur Robert.

Robert le remercie d’un signe de tête et sort avec sa mère.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, NICOLAS

 

LE DUC, debout, adossé à la cheminée.

Vous arrivez de la ville ?

NICOLAS.

À l’instant, monsieur le duc.

LE DUC.

Vous avez vu Mlle Vatrin ?

NICOLAS.

Oui, monsieur le duc, mais ça n’ira pas comme Monsieur voulait.

LE DUC.

Bah !... Qu’y a-t-il ? Elle a lu ma lettre ?

NICOLAS.

Parfaitement, mais...

LE DUC.

Alors ?... Voyons, que s’est-il passé ?...

NICOLAS.

Voilà. Je suis allé, comme Monsieur m’a commandé, à l’hôtel du Cheval-Blanc...

LE DUC.

Avec votre femme ?

NICOLAS.

Naturellement, puisque Monsieur m’avait expliqué que c’était pour prendre l’enfant de Mlle Vatrin en nourrice chez nous... Ma femme reniflait un peu de voyager toute la journée par le froid qu’il fait... N’est-ce pas : trois semaines qu’elle est accouchée, elle est encore un peu douillante... Je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu veux ?... C’est pour un fils à monsieur le duc, faut pas regarder à ses peines... »

LE DUC.

Mlle Vatrin vous attendait ?

NICOLAS.

Tout juste. Il n’y avait pas un quart d’heure qu’elle était débarquée de Paris, rapport aux neiges qui ont bloqué les trains. Et je vous garantis que l’enfant avait faim... Il s’est jeté sur ma femme comme un chien sur la soupe, au respect que je vous dois...

LE DUC.

Enfin, il est chez vous... bien portant ?

NICOLAS.

Oh, ça, monsieur le duc peut y compter ! Au coin du feu, tout à l’heure, il faisait déjà risette à ma femme.

LE DUC.

Alors, qu’est-ce que vous chantez que les choses vont mal !... Il me semble, au contraire, que tout s’est très bien passé.

NICOLAS.

Pour le petit, rien ne cloche... La mère, c’est différent... Quand je lui ai dit que sa chambre était prête, qu’on lui demandait seulement de prévenir deux jours d’avance quand elle viendrait, pour avoir le temps de chauffer les murs, elle a répondu d’un ton... fallait voir !... qu’elle se passerait de chambre, n’ayant pas l’intention de venir plus de deux ou trois fois par an, histoire de rester une heure près du petit, et de tomber sur nous sans crier gare... De l’entendre, ça m’a donné un coup dans l’estomac, vu que l’idée de M. le duc était de la loger chez nous des quatre ou cinq jours de suite... Aussi, je lui ai dit : « Minute !... Mademoiselle ne se souvient peut-être pas que la maison est au milieu des bois... Personne n’y vient... On peut y rester une année entière ; si ma femme et moi ne jasons pas, il n’y aura que les chevreuils à le savoir... » Elle a répondu, raide comme je vous le dis : « Je connais la maison. Souvent j’y suis allée en me promenant... C’est un bon air pour mon fils... Le reste, je ne sais pas ce que ça signifie... » Monsieur le duc, voilà... M’est avis qu’elle vous donne, comme on dit, à croquer le marmot. C’est pas gentil à elle, mais je crois qu’il n’y a rien à espérer de ce que monsieur le duc comptait en faisant arranger la chambre.

LE DUC.

Elle ne vous a pas donné de lettre ?

NICOLAS.

Non. Elle a seulement dit que cette nuit elle rentrerait à Paris.

LE DUC.

C’est bien... Je m’arrangerai pour passer chez vous demain.

Au moment où Nicolas va sortir, le duc le rappelant.

Dites donc, il est beau, le moutard ?

NICOLAS.

Oh, pour ça, oui !... Ma femme s’émerveillait en le déshabillant... c’est bâti !... Et pas un bouton, pas une croûte !...

LE DUC, souriant.

Et sa figure ?

NICOLAS, riant.

Sa figure ! Dame, j’osais pas en parler à monsieur le duc, mais puisque c’est lui qui commence... eh bien, sa figure, faudra pas qu’un peu plus tard monsieur le duc mette la sienne à côté. Le monde s’apercevrait bien vite que ça retire fort l’une sur l’autre...

LE DUC, très sombre.

Ayez bien soin de lui !... Bonsoir !...

Nicolas sort.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, seul

 

Il marche à grands pas, très absorbé, jetant des mots entrecoupés de silences.

Lui se meurt !... Avoir l’autre... si vivant... appelé à de longs jours... N’en pouvoir faire qu’un Vatrin !... Petite plante vivace... où la transplanter ?... Le sol manque !... manque !...

 

 

Scène IX

 

LE DUC, LA DUCHESSE

 

LE DUC.

Ainsi, cela va plus mal ?

LA DUCHESSE, allant au duc et lui serrant les mains avec émotion.

Plus mal encore que nous ne pensions, mon ami !

LE DUC, avec une rage concentrée.

Va-t-on se croiser les bras ?... Est-ce qu’on n’essaie rien ?... Il y a de ces nouveaux remèdes qui souvent tuent net, mais qui sont parfois presque miraculeux.

LA DUCHESSE.

Il faudrait un vrai miracle pour sauver Robert... Les organes sont consumés !...

LE DUC.

Le dernier des Chantemelle !... Fini de nous !...

LA DUCHESSE, navrée.

Henri !

LE DUC.

Vous savez combien je suis attaché à ces choses-là... Un ridicule par le temps qui court... N’importe !... Laissez-moi pleurer en mon fils ma race anéantie...

LA DUCHESSE.

Moi je ne puis penser qu’à lui... Pauvre petit !... Il y a si peu de temps qu’il jouait dans le parc, en culottes courtes et revenait rouge comme une cerise, les mollets piqués par les orties...

Elle sanglote.

Un caractère si ardent, si noble, si fier !...

LE DUC.

Il clôt dignement une glorieuse série... Robert de Chantemelle !... Nous serons tous morts le jour où on l’ensevelira... Tous !...

Il accentue ce mot d’une façon si étrange, que la duchesse tressaille. Leurs regards se heurtent.

LA DUCHESSE, répète d’une voix particulière.

Tous !...

Un silence.

Henri, pourquoi me regarder ainsi ?... Savez-vous quelque chose ?

LE DUC.

Quelle chose ?... Anne, quelle chose ?... À quoi faites-vous allusion ?...

LA DUCHESSE.

Une allusion, moi ? C’est vous qui... Robert ne se doute guère que vous savez son secret...

LE DUC, s’emportant.

Je ne sais rien du tout... Mais parlez donc, s’il vous a fait des confidences !

LA DUCHESSE.

Robert a un fils.

LE DUC.

Qu’est-ce que tu... ? Robert, un fils !... Et la mère ?...

LA DUCHESSE.

Hélène Vatrin...

LE DUC.

Tu prétends que... Tu es sûre ?...

LA DUCHESSE.

Robert vient de me l’avouer formellement.

LE DUC, les yeux étincelants, les poings crispés, traversant la scène.

Chienne !... Chienne !... Triple chienne !... Et Robert !... Misérable vaurien !... S’il n’était pas à moitié crevé, je le...

LA DUCHESSE, éperdue, se jetant sur lui pour l’empêcher d’aller chez Robert.

Henri !... Henri !... C’est horrible !... Mon Dieu !... Mon Dieu !... Reviens à toi...

LE DUC.

Jolie maison !... Ils ont eu de la chance, ah ! mais une fière chance, que je ne les ai pas surpris...

LA DUCHESSE.

Par pitié, calme-toi... Une scène le tuerait.

LE DUC.

Lui, en effet, j’ai pitié... Mais elle, une...

LA DUCHESSE.

Une pauvre fille que nous avons légèrement exposée à un grand péril... Libre tout le long du jour avec un jeune homme... C’était fatal !... Quand j’y songe !... J’ai cru bien faire et je la perdais...

LE DUC.

Sacrées femmes, avec leur sensiblerie !... Non, mais vous la trouvez intéressante !... Vous ne voyez donc pas que Robert a eu cette fille à l’époque où on lui recommandait déjà tant de ménagements !... Nous nous demandions ce qui le minait... Votre sympathique protégée, parbleu !...

LA DUCHESSE.

Henri, je ne discute plus, ou prenez un autre ton... Vous êtes parfaitement injuste... Hélène est entrée chez nous honnête fille... Si elle en sort flétrie, à qui la faute ?... Je trouve peu glorieux de l’accabler pour nous éviter tout reproche.

LE DUC, après un silence.

Admettons !... Comme vous dites, il y a là dedans une part de fatalité... C’est évident, elle n’est pas sans excuse... Ses longues promenades avec Robert... Nous avons été stupides...

LA DUCHESSE.

Aveugles, assurément... Nous aurons des devoirs à remplir envers elle.

LE DUC, fronçant le sourcil.

Hein ?

LA DUCHESSE.

Quand ce ne serait pas pour elle, il y a le fils de Robert que vous n’avez pas l’intention d’abandonner, j’imagine ?

LE DUC, pensif.

Le fils de Robert !

LA DUCHESSE.

En conscience, nous devons veiller sur lui.

LE DUC.

Hé, qui dit le contraire ?... Ce fils... qu’il a... où est-il ?

LA DUCHESSE.

À Paris, sans doute, avec sa mère.

LE DUC, songeur, avec un demi-sourire.

Ne ressentez-vous rien pour cet enfant... une espèce d’envie de... de l’embrasser ? Que diable ! il est fils de Robert !

LA DUCHESSE.

Voyez, mon ami, comme, au fond, vous êtes bon !... Cela m’enhardit à vous avouer une promesse que Robert vient de m’arracher. Il veut voir Hélène avant de mourir !... J’ai consenti, espérant que vous vous laisseriez fléchir...

Mouvement du duc.

N’est-ce pas ?

LE DUC, rapidement.

Bien, très bien, c’est sans importance...

Il marche.

Qu’elle parte, reste, aille se faire pendre, je m’en moque !... C’est l’enfant qui m’occupe !...

Venant se planter les bras croisés devant sa femme.

En somme, ce n’est plus Robert le dernier des Chantemelle !

LA DUCHESSE.

Comment, vous admettez que l’autre ?...

LE DUC.

Que je l’admette ou non, il l’est.

LA DUCHESSE.

Vous oubliez que la mère...

LE DUC.

La boue !... Mais à mesure que j’y réfléchis, pas si méprisable... Sa fécondité me réconcilie...

LA DUCHESSE.

Du moins, elle pourrait nous créer de grands embarras si elle cherchait à se faire épouser... Eh bien, il n’en est rien. Robert est loin de songer à un mariage.

LE DUC, d’une voix brève.

Il y songerait...

LA DUCHESSE, stupéfaite.

Quoi ?

LE DUC.

Ce mariage vous paraît-il une catastrophe qu’on doive éviter à tout prix ?

LA DUCHESSE.

Henri... Vous me faites peur !... Il y a cinq minutes, vous étiez fâché, ah mais fâché d’une façon terrible !... Maintenant, vous plaisantez ! Ce n’est pas l’heure !

LE DUC.

J’étais furieux il y a cinq minutes et rien ne prouve que je ne le sois plus... En tout cas, je ne plaisante pas...

LA DUCHESSE.

Comment voulez-vous qu’on prenne au sérieux ?... C’est fou !... Je suis prête à reconnaître qu’Hélène est gracieuse, intelligente, distinguée...

LE DUC, éclatant.

Cré tonnerre, toujours Hélène !... Sa distinction... Son intelligence... Je m’en soucie bien !... Elle vous a faite grand’mère... Méditez cela et vous reconnaîtrez avec moi qu’il faut les marier.

LA DUCHESSE.

Un jour j’ai donné exactement le même conseil au père Claudot, votre meunier du Blanc-Caillou, lorsque sa fille a été rendue grosse, par son premier valet, garçon rangé, travailleur, et d’une honnête famille des environs... Ah j’ai été bien reçue !... Un Montmorency, sommé de marier sa fille à son cuisinier n’aurait pas été plus révolté. Le père Claudot a chassé sa fille plutôt que de consentir à une mésalliance. Seriez-vous moins difficile que vos fermiers ?...

LE DUC.

Votre histoire prouve qu’il y a des aristocrates dans toutes les classes, parce que dans toutes les classes il y a des hommes de cœur... Le père Claudot n’a pas voulu loger sous son toit un nom qu’il jugeait inférieur au sien... Moi c’est le nom de Chantemelle que je prolonge pour des siècles en appelant sous mon toit ce petit enfant.

LA DUCHESSE.

Accompagné par sa mère... Mlle Vatrin devenir la sœur de Claire ! Oh non, par exemple !...

LE DUC.

Cette idée ne m’est pas agréable... loin de là !... Qu’y faire ? Nous souffrirons, vous et moi... Moi plus que vous... Je veux un petit-fils, je le trouve, je le prends...

LA DUCHESSE.

Vous le ramassez !

LE DUC, se fâchant.

Assez, n’est-ce pas ?... Je veux... et quand je dis « je veux » il faut être malin pour me faire démordre !...

LA DUCHESSE.

En effet, ma volonté n’a jamais compté auprès de la vôtre... Je désirais une autre existence... Si vous aviez consenti à quitter vos bois pour vivre une partie de l’année à Paris, Claire serait allée dans le monde, y aurait choisi un mari, et ne s’enfoncerait pas dans toutes sortes d’exagérations très belles et désolantes !... Robert, au lieu de s’enterrer à la campagne pour s’y pénétrer de la mélancolie du passé, serait probablement marié et je ne vous verrais pas réduit à introduire chez nous un petit-fils de contrebande...

LE DUC.

Charmant !... Je suis cause de tout !... Eh bien, ma chère, puisque ma volonté a été funeste j’entends qu’elle répare ses torts... Robert épousera Mlle Vatrin, tenez-vous le pour dit... Je ne me laisserai pas contrarier par les femmes en pareille matière.

LA DUCHESSE.

Par bonheur, Robert n’est pas un timide... Il comprend la chose comme moi, et vous n’aurez pas raison de sa résistance comme de la mienne... C’est un homme !...

LE DUC.

Il consentira.

LA DUCHESSE.

Non !

LE DUC.

Le voici qui va nous mettre d’accord.

 

 

Scène X

 

LE DUC, LA DUCHESSE, ROBERT

 

LE DUC, s’avance au-devant de Robert, les mains derrière le dos plein de rondeur.

Ah ! ah ! mon gaillard !

ROBERT, interdit.

Papa !

LE DUC, tout à fait bonhomme.

J’en apprends de belles !... Jolie surprise à ton vieux père !...

Avec, dans la voix, une vibration menaçante.

qui devrait te fusiller...

LA DUCHESSE.

Henri !

LE DUC.

Ma foi non !... J’ai bien autre chose en tête que la morale !...

Très grave.

Tu as un fils... Je te remercie de révéler à la famille un nouvel avenir, lorsqu’on semblait en pleine déroute. Ton fils !... Je le réclame pour que notre nom survive, à moi qui suis vieux, à toi qui es faible... En même temps, je te demande un sacrifice très grand... pour nous tous... pour toi en particulier, car je connais tes... on appelle ça préjugés !...

ROBERT.

Que j’épouse Hélène ?... L’idée m’en était venue quand je rêvais au moyen de maintenir le nom...

LE DUC.

Eh bien ?

ROBERT.

Eh bien ! j’aime Hélène...

LE DUC, avec une ironie farouche.

Je ne vois pas que ce détail rende la chose plus difficile.

ROBERT.

Si... Vous traitez ce mariage comme une affaire... Moi, tout en acceptant vos raisons, je me préoccupe du sort de celle que j’aime... La voyez-vous entre maman et Claire ?... Le jour où on lui ferait sentir qu’elle n’est pas complètement une égale, je l’emmènerais.

LE DUC.

Ta femme sera l’égale de toutes.

ROBERT.

Alors je suis prêt à épouser Hélène... Je ne vous remercie pas... Il ne s’agit pas de mon bonheur... Nous voulons tous une même chose...

LA DUCHESSE.

Pas moi toujours !... On a parlé de sacrifice... Voulez-vous que je vous dise ?... Eh bien, les vraies sacrifiées là-dedans, c’est Claire et moi.

LE DUC, avec un stoïcisme hautain.

Vous parlez sans savoir !...

LA DUCHESSE.

Tous les deux contre moi !... Je me soumettrai donc ! La demoiselle de compagnie de ma fille, pour égale !... Ah non ! je n’y étais pas préparée !...

Sortie furieuse.

 

 

Scène XI

 

LE DUC, ROBERT

 

ROBERT.

Il faut la suivre... lui faire comprendre que je n’obéis à aucun sentiment égoïste...

LE DUC.

Charge-t’en. Surtout qu’elle ne parle à Claire... Celle-là, nous la préviendrons à la dernière minute... Deux femmes qui se montent la tête !...

ROBERT, souriant.

Je crois bien !

Il sort.

LE DUC, le suivant des yeux.

S’il savait !... Eh bien, il me tuerait, mais au fond il penserait que je gouverne bien ma maison... Un crime ?... Crime, soit... Le vieux ne manque encore ni d’énergie ni d’audace... Qu’importe à présent de qui est l’enfant... Il est de notre sang et je n’en demande pas davantage !...

 

 

ACTE II

 

Même décor qu’au premier acte. Au travers des fenêtres, on distingue un paysage d’hiver, éclairé par un soleil radieux. Jardin français sous la neige. Allées droites bordées d’ifs noirs, coiffées de macarons blancs, statues poudrées à frimas, bassin gelé d’où s’élance un jet d’eau cerclé de stalactites Au fond, forêts étincelantes de givre.

 

 

Scène première

 

ROBERT, CLAIRE

 

Au lever du rideau, Robert est seul, aux aguets près d’une fenêtre Toilette soignée, fleur à la boutonnière, rien dans la mise n’indique un malade qui se néglige. Au bout d’un instant, Claire entre. Elle va droit à son frère, maîtresse d’elle-même, mais manifestement sous l’empire d’une grande émotion.

CLAIRE.

Robert, je sais qui tu attends... Maman sort de ma chambre... Je m’explique à présent les airs mystérieux que vous prenez depuis deux jours... Épouser Hélène !... Oh ! Robert !...

ROBERT.

Ce qui me décide, maman ne l’a-t-elle pas dit ?

CLAIRE.

Va, la conversation n’a pas traîné... M’annoncer cela, à moi qui ai exigé le renvoi d’Hélène !... Pauvre maman ! Elle a balbutié que tu aimes cette femme, qu’on t’accorde la satisfaction de l’épouser, puis elle a fondu en larmes et s’est sauvée... Vois-tu, j’avais pour ton caractère une grande estime... Tu ne peux pas t’imaginer ce que j’éprouve à la sentir baisser.

ROBERT.

Ma petite Claire, Hélène sera ici dans un quart d’heure, peut-être avant, car en traîneau, sur cette belle neige, on va vite... Je ne suis pas fort... Laisse-moi vivre en paix jusqu’à son arrivée ; qu’elle ne me trouve pas étendu sur un canapé, respirant à peine, dans l’état où me met la moindre alerte.

CLAIRE.

Non, tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement !... Je serais une mauvaise sœur si, pour t’épargner une contrariété, je permettais une pareille folie !... On n’épouse pas Hélène !...

ROBERT.

Songe que papa m’approuve !

CLAIRE, avec horreur.

Lui !... Tiens, tu n’es qu’un sot !... Qu’on me donne des raisons !... Je vous en défie tous, papa tout le premier !... Ah ! Je les attendrai longtemps, ses raisons !... Les connais-tu, toi ?

ROBERT.

Papa m’autorise à épouser Hélène, parce qu’il souffre, comme nous tous, de voir que ma fin entraînera celle du nom.

CLAIRE, déconcertée, moitié à elle-même.

Rien à dire... C’est un motif !...

À Robert.

N’y a-t-il pas d’autres femmes à épouser qu’Hélène ?

ROBERT.

Je l’aime !

CLAIRE.

Ah ! pauvre Robert !

ROBERT.

Elle aussi, m’aime !... Il faut cela pour vouloir encore de moi.

CLAIRE.

Sans fortune, sans conscience, elle est tout indiquée, c’est vrai !...

ROBERT.

Ce que tu dis là est méchant... Méchant et inutile !... il serait prouvé qu’Hélène mérite un peu de ton mépris, je l’épouserais quand même... Ce qui est doux à mon cœur deviendrait un sacrifice. Voilà tout.

CLAIRE.

Un sacrifice à la famille ?

ROBERT.

Oui... Personne mieux que toi ne devrait comprendre.

CLAIRE.

Chacun comprend l’orgueil à sa façon. Je mets le mien à souhaiter que la famille disparaisse.

ROBERT.

Oh !

CLAIRE.

Nos familles !... Ah ! notre époque les traite bien ! Avoir conquis des provinces à son pays, l’avoir gouverné pendant des siècles, et n’y plus garder la moindre influence, au point que papa n’est même pas capable de se faire élire maire de son village !... Et c’est pour transmettre à des enfants nos existences de momies révoltées, que tu nous imposes une Hélène Vatrin !

ROBERT, avec un cri d’indignation.

Claire !... Fais-moi l’honneur de croire qu’en face de la mort je mesure la portée de mes actes. J’ai la conviction que malgré notre abaissement, l’existence de nos familles vaut la peine d’être prolongée. Le duc de Chantemelle n’est rien : ni ambassadeur, ni ministre, ni préfet... rien... pourtant j’épouse Hélène parce que je suis certain que le pays perdrait une force vive, si le duc de Chantemelle disparaissait à jamais...

CLAIRE, ironiquement.

Cette belle découverte, parions que tu l’as faite depuis que tu aimes Hélène ?

ROBERT.

Qu’importe, si j’ai raison.

CLAIRE, ironiquement.

Raison de penser que nous sommes utiles ?

ROBERT.

Parce que nous sommes bien nés. L’hérédité morale est un fait incontestable. Des siècles de valeur militaire, de culture intellectuelle, de politesse raffinée, doivent produire une descendance d’élite. La noblesse n’est pas un préjugé. L’aristocratie reste fatalement un conservatoire de sentiments généreux.

CLAIRE, amèrement.

Conservatoire isolé comme un hôpital !

ROBERT.

Qui répand autour de lui la contagion du dévouement ! Je lisais dernièrement dans un livre de Concourt que la science désintéressée, la science qui se moque des dividendes n’existe que dans les sociétés aristocratiques. Le rude et naïf héroïsme des chevaliers du moyen âge préparait la glorieuse pauvreté de nos savants ! Faisons la part de l’exagération, mais des idées pareilles réconcilient tout de même avec la vie. Nous ne sommes plus rien en France ? Si, nous sommes les oubliés, les dédaignés, qui paient l’ingratitude en semant autour d’eux l’esprit d’abnégation.

CLAIRE, transportée.

C’est beau et vrai !... Nous restons dévoués !... Les pauvres ne vivent guère que par nous, maladroits politiques, mais ingénieux à consoler ceux qui nous renient ! Et lorsque la Patrie est en détresse, on peut juger s’ils marchandent leur sang, ces petits marquis inutiles qui ne savent que chasser et danser !... Robert, tu as raison, nous avons encore un rôle à jouer ici-bas !...

ROBERT.

Alors, pardonne-moi de vouloir vivre !... Vivre, non dans ce corps exténué, mais dans ma race.

CLAIRE.

Toi-même tu m’as appris ce qu’on doit à la race. Je suis née dans un repaire de chasseurs... Que de fois vous avez discuté sans vous gêner devant moi, lés origines de vos chiens et de vos chevaux !... Aie pour ton propre sang le même respect que pour celui de ta meute !... Tu veux vivre, dis-tu ? Oui, certes, il faut vouloir, mais vouloir pour toi-même, pour ce corps affaibli que tuait le découragement, que guérira le sentiment d’être utile. Donne-moi l’autorisation de recevoir Hélène à ta place. Entre elle et moi cinq minutes d’entretien suffiront. Mes paroles sont prêtes. Aussitôt après les avoir entendues elle partira et pour toujours ! Ensuite, nous te sauverons.

ROBERT.

Pourquoi raconter que je guérirai ? J’ai un espoir, mais tout différent... Voyons, si dans nos longs corridors déserts on entendait tout à coup des cris d’enfant, est-ce que tu n’en serais pas, malgré toi, joyeuse ?... Rien que d’y penser j’en suis tout secoué !... Que veux-tu ?... L’instinct !...

CLAIRE, durement.

Ce n’est pas à un être mené par son instinct que je venais parler !... Je sais à qui m’adresser, puisqu’avec toi je perds mon temps !...

Entrent le duc et la duchesse.

 

 

Scène II

 

ROBERT, CLAIRE, LE DUC, LA DUCHESSE

 

LE DUC, à Robert et à Claire.

On se chamaille ?

ROBERT, au duc.

Elle donne son avis sur mon mariage... un peu vertement... Je ne lui en veux pas : maman aurait dû tout lui dire... En attendant, elle renonce à discuter avec moi. C’est sur vous qu’elle compte. Expliquez-lui donc qu’en épousant Hélène j’obéis à votre ordre.

Claire écoute, pétrifiée.

Maman, tenez-moi compagnie, je veux qu’en arrivant, Hélène aperçoive d’abord ma figure à cette fenêtre, pour qu’il y ait un air de bonheur sur la façade rébarbative de Chantemelle.

LA DUCHESSE, pendant que Robert se dirige vers la fenêtre.

Cela fait pourtant plaisir de le voir un peu content !

Elle rejoint Robert à la fenêtre et tous deux guettent la venue d’Hélène.

LE DUC, à Claire.

Robert dit vrai : c’est par mon ordre qu’il se marie.

CLAIRE, à mi-voix.

Cela dépasse en horreur tout ce que je craignais !

LE DUC.

Qu’est-ce qui te prend ?

CLAIRE, montrant Robert.

Pas ici... dans ma chambre... Vous aurez pitié de lui... ou peur de moi...

LE DUC.

Va, je te rejoins.

CLAIRE.

En attendant, voici mon dernier mot : avant ce soir l’un de nous deux chassera d’ici Mlle Vatrin... Tâchez que ce soit vous !

Elle sort, laissant le duc atterré. Il se dirige d’abord lentement vers la cheminée, revient pour suivre Claire, puis hésite, les yeux tournés vers sa femme et son fils. À ce moment. Robert l’appelle.

 

 

Scène III

 

ROBERT, LE DUC, LA DUCHESSE

 

ROBERT.

Écoutez !... Les grelots des chevaux !... C’est elle !

On entend un bruit de grelots qui se rapprochent.

LE DUC, allant vers la fenêtre.

Vraiment oui, on entend...

ROBERT, le visage collé à la fenêtre.

Comment ne voit-on pas ?... À perte de vue, sur la neige, rien ne bouge.

LE DUC.

Elle arrive par l’allée du bois... Tu vas la voir tourner l’angle des écuries...

ROBERT.

Pourquoi par le bois ? C’est beaucoup plus long...

LE DUC.

Je t’ai ménagé une surprise. Elle arrive de la maison forestière, où sur mon conseil elle a mis l’enfant chez Nicolas dont la femme vient d’accoucher et fera une excellente nourrice... Ce sont de braves gens, capables de garder un secret...

ROBERT, interrompant.

C’est bien gentil à vous, mais la voici !... Je vais...

LE DUC, l’arrêtant d’un geste impérieux.

Fais-moi le plaisir d’aller avec ta mère dans la salle de billard... Vous attendrez que j’appelle... Comme chef de la famille, je veux être le premier à recevoir Mlle Vatrin... Elle ne sait pas encore qu’elle vient pour être ta femme. Tu le lui annoncerais comme une joie... Je parlerai autrement...Elle ne fait pas chez nous une entrée glorieuse... Je crains qu’elle ne se rende pas assez compte de ce qu’elle devra au nom si facilement conquis... Laissez-moi, sur le seuil de cette maison, lui expliquer à quoi elle s’engage... Ensuite, Robert, elle sera toute à toi !... Allez...

Robert et sa mère sortent. Le duc va jeter un coup d’œil à la fenêtre, puis revient au-devant d’Hélène.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, HÉLÈNE

 

Hélène, en costume de voyage des plus simples. Très jolie avec l’air triste et timide. En apercevant le duc, tremblante d’émotion, elle s’appuie contre la porte. Un silence. Le duc l’examine...

LE DUC, sèchement.

Approchez !

Elle s’avance plus morte que vive.

Eh bien oui, c’est moi ! Cela vous étonne, hein ? La nourrice de votre enfant vous a prévenue que je partais en voyage. Elle était de bonne foi. Je le lui avais dit... Il fallait bien vous encourager à venir... Aussi est-ce la duchesse qui vous a écrit que Robert allait mal et que sa mère vous autorisait à le voir... De son père, pas un mot... Robert aussi voulait vous écrire. Je l’en ai empêché. C’est à moi qu’il appartient de vous annoncer la grande chose... Voyons, remettez-vous... Est-ce que je me fâche ?...

HÉLÈNE, la voix blanche, les mains jointes.

Grâce !... J’ai eu la faiblesse de me donner à vous presque à mon arrivée ici. J’avais vingt-deux ans, je ne connaissais rien de la vie... M. Robert faisait alors son voyage en Palestine... À son retour, je me suis mise à l’aimer... Il s’en est aperçu...

Elle se cache la figure.

Ne me regardez pas avec mépris !... Je l’aime autant qu’on peut aimer. C’est la seule force qu’il y ait en moi... Je n’ai pas eu celle de rompre avec vous... Pendant deux ans j’ai mené une existence abominable... Pas un jour, je ne vous ai vu sans avoir l’intention d’en finir... mais avec vous on n’ose pas... De lâcheté en lâcheté, j’ai attendu... Ensuite est venu l’enfant... Je dépendais de vous... Une fois partie, loin de vos fureurs, j’ai montré un peu plus de volonté en refusant de loger quelquefois chez le garde... C’était un pas de fait...

LE DUC, brutalement.

Qu’est-ce que vous me chantez là ?... Il n’y a jamais rien eu entre la maîtresse de Robert et le père de Robert... Guérissez-vous de cette vision... Robert est fou de vous. Épousez-le !

HÉLÈNE, atterrée.

L’épouser !... moi !...

LE DUC.

Il le faut... je veux un héritier de ma race, et je l’ai... Oui, n’importe comment, je l’ai... Laissons de côté la femme que vous êtes... Il y a la mère !...Vous aimez votre fils, n’est-ce pas ?... Vous m’avez écrit une lettre pas mal touchante pendant que vous ressentiez les premières douleurs... C’était pour me recommander l’enfant si vous mouriez en couches...Oh, vous n’étiez pas exigeante... Un peu de pitié pour le mioche... Et voilà qu’on le prend, ce mioche, on en fait un duc... Nom, fortune, il a tout !...

HÉLÈNE.

Mais il n’y a pas que mon fils !... Il y a Robert !... C’est votre enfant Robert !... Et vous songez à un mariage pareil !

LE DUC.

Robert est mon enfant... l’autre ne m’est-il rien ?...La fatalité m’oblige à frapper un des miens... Entre l’un qui est plein de sève et celui que nous pleurons déjà, comment hésiter ? Et puis, j’ai promis ce mariage à Robert... Allez donc refuser, maintenant ! Il vous questionnera, vous pressera, et s’il entrevoit la vérité, hein, qu’en dites-vous ?... Allons, pas tant d’histoires ! Ce mariage pour vous, un nom à prendre, un titre à transmettre au fils de Robert. Ce fils est tout !... Pour l’avoir, je tuerais... Donnez-nous-le, donnez-le de manière qu’on ne puisse jamais le reprendre ! Donc, c’est conclu !... Ne répondez pas !... Vous ne pouvez pas répondre !... Devant Robert vous direz oui... D’ici là, un grand danger nous menace. Claire, je ne sais comment, a tout découvert. Elle est en pleine révolte. Si elle parle, adieu le mariage, la famille sombre ! Robert, frappé au cœur, exige une explication et je... Ah ! ma foi, que lui répondre ?

HÉLÈNE.

Pourquoi suis-je venue ! Claire ne sait pas encore qu’il y a un enfant. Elle est attachée au passé plus qu’aucun de nous. Peut-être partagera-t-elle la passion désespérée qui m’emporte. Je vais la trouver. Dans cinq minutes nous serons fixés.

Il sort par la porte du premier plan.

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, CLAIRE

 

CLAIRE, s’avance par la porte du fond à gauche et s’arrête assez loin d’Hélène.

Mon père me cherche, n’est-ce pas ?...

Geste vague d’Hélène.

Mademoiselle, je réussis à vous trouver seule, nous n’avons que peu d’instants à causer, je n’ai qu’un mot à dire... Ce mariage n’aura pas lieu...

HÉLÈNE.

Pour moi, je ne réclame rien... qu’on pense à Robert !...

CLAIRE.

Est-ce que le sauver d’une abomination n’est pas penser à lui ?... Je sais ce que vous êtes... Cet été, je me promenais un soir le long de l’étang... vous étiez dans une barque avec mon père, trop peu méfiante des bords... moi, debout dans la nuit, à trois pas de vous, j’ouvrais la bouche pour demander une place, quand j’ai entendu des choses qui m’ont glacée... En une seconde, ma pureté d’âme a été détruite, détruites aussi ma plus grande affection et ma plus grande estime !...La vie, entre vous deux, m’est devenue lamentable... J’ai obtenu qu’on vous fît partir, mais vous n’avez pas emporté mon supplice... Et voilà que votre retour va le rendre plus atroce... Non, cela ne sera pas ! Quand je devrais tout révéler à Robert !

HÉLÈNE.

Pour le tuer !

CLAIRE.

Il me remerciera de le délivrer quelques jours plus tôt d un monde où Dieu permet de pareilles choses !

 

 

Scène VI

 

LE DUC, CLAIRE, HÉLÈNE

 

D’un coup d’œil, le duc juge la situation. Il se place entre les deux femmes.

LE DUC, sévèrement.

Claire, qui t’a priée de venir ? Tu devais m’attendre chez toi.

CLAIRE.

J’ai changé d’avis... On n’apprécie pas du premier coup une action comme la vôtre... Même ayant réfléchi, je ne comprends qu’à demi... Décidément, je renonce à supplier : je menace...

LE DUC, avec violence.

Ah, tais-toi !...

CLAIRE.

Rien ne me fera taire, si ma conscience élève la voix !...

LE DUC, furieux.

Tais-toi !... Et ta conscience aussi !... Il y a des choses qu’une fille ne dit pas à son père... Si tu t’oubliais jusque-là, tu finirais dans un couvent, tu serais jetée dans la rue, tu...

CLAIRE.

Je finirai dans un couvent, je mendierai de porte en porte, plutôt que de respirer une atmosphère de honte...

HÉLÈNE.

Monsieur le duc, je n’ai plus qu’à partir... J’accepte de ne pas voir Robert, j’accepte d’être, chassée, j’accepte tout... Seulement, que mademoiselle épargne son frère, et vous aide à expliquer ma fuite.

LE DUC, radouci, après courte réflexion, à Hélène.

Permettez-moi de lui dire un mot en particulier...

Hélène s’incline. Il la conduit jusqu’à la porte du premier plan par où il la fait sortir, puis il revient.

Claire, je cède. Pour la première fois, l’un de vous met en question mon autorité... Tu as un moyen de me contraindre... Je ne discute pas... Sache seulement que mon cœur t’est fermé pour toujours !...

CLAIRE.

Je m’attends à être malheureuse... Ce sera courageusement...

LE DUC.

C’est ton affaire... Apprends au moins le coup que tu portes à Robert... Oui, à Robert et à nous tous !... C’est facile d’accuser son père en faisant étalage de ses dégoûts, quand on n’est qu’une pensionnaire ignorante !... Ta mère, parlant à une jeune fille, a eu scrupule de dévoiler la vérité entière... Moi, qui m’adresse à un justicier, au grand redresseur de nos torts, je n’ai rien à ménager. Robert a un fils de Mlle Vatrin.

CLAIRE, à elle-même.

Il a un fils !...

LE DUC.

Que nous prenons pour que la famille ne s’éteigne pas... Robert, si l’enfant mourait, renoncerait sur l’heure à la mère... Quant à moi, j’ouvre cette maison à une femme qui porte dans ses bras un présent sacré !... C’est à dessein que j’emploie ce mot : « Sacré ! » Que cela te rende un peu moins sûre de ton jugement. Tu as reproché à Robert d’être égoïste en face de la mort, en même temps tu m’accusais de le sacrifier à je ne sais quelles monstruosités... Rien de cela n’est vrai !... Robert est sacrifié, oui, mais je le suis aussi, sans avoir le droit même de le penser... Donc, sacrifiés lui et moi, mais, grâce au Ciel ! pas l’un à l’autre, mais à un idéal dont tu n’as plus envie que nous de faire bon marché.

CLAIRE.

Un fils !... Pauvre Robert ! Il avait les larmes aux yeux en disant que des cris d’enfant rendraient ce grand château moins triste... Et moi qui l’écoutais toute bouleversée, comment ai-je eu la force de prendre une figure méchante et de répondre durement ?... C’est qu’il m’a déroutée en parlant d’instinct... Cela signifiait amour paternel : j’ai cru qu’il s’agissait d’un sentiment tout autre... Pourtant je n’aurais pas dû m’y tromper !... Je n’avais qu’à me souvenir... Parfois le soir, là, au coin du feu, pendant que le vent hurle derrière cette porte, et que les loups hurlent sous cette fenêtre, au milieu de ce concert d’une indicible mélancolie, tout à coup des voix claires gazouillent autour de moi et je me réveille berçant contre ma poitrine un bout de fantôme joufflu... C’est le même instinct qui passe... Il passe... oui, pour moi... mais pour Robert, il reste !... L’enfant existe !... Il est peut-être dans les environs !... Papa, vous me regardez !... Déjà dans la maison, n’est-ce pas ?

LE DUC.

Presque... Il est chez Nicolas... Je n’ai pas résisté à la tentation d’aller le voir...

CLAIRE.

Et moi, si je résiste ?...

Lentement.

Alors, ce n’est plus une douce petite vision que je dissipe : je repousse une créature vivante, un bébé que je pourrais vraiment serrer dans mes bras, et que Robert, avec une sécurité navrante, adore comme la chair de sa chair !... Si vous l’entendiez !... Il décrète que son fils aura toutes les perfections, parce qu’une naissance distinguée entraîne forcément une supériorité morale... Le malheureux !... Il oublie la mère !... Jolie hérédité que son alliance nous réserve !...

LE DUC.

Je ne connais rien à toutes ces rengaines !... La plupart de nos grands-parents ont été hommes d’État ou généraux célèbres... J’aurais voulu, comme eux, ramasser de la gloire... Ma vie s’est passée à ronger mon frein !... J’ai tâché de m’abrutir avec les chevaux, les chiens, la chasse... Il n’y a encore que la campagne pour endormir un orgueil qui souffre !... Pendant la guerre je n’étais plus un jeune homme, il ne tenait qu’à moi de rester au coin du feu. Eh bien, je suis parti, simple soldat, à la recherche d’une belle mort ou d’une action d’éclat. On m’a vu revenir malade et vaincu, n’ayant rien ajouté au nom qu’on m’a légué... Mais au moins, sacredieu ! ne le laissons pas périr !... C’est encore travailler pour la gloire, que de maintenir celle qui nous est transmise, jusqu’à ce qu’un Chantemelle plus intelligent ou plus heureux fasse jaillir de nouvelles sources !... Tu ne sens pas cela, toi, le besoin de se survivre, de laisser une trace à travers le monde, longtemps après soi ?...

CLAIRE, hors d’elle-même.

Ah ! papa, c’est toute mon âme !...

LE DUC.

Non, tu ne le sens pas !... sans cela tu aurais pitié de ma détresse !... Robert et moi n’attendons plus de longs jours !... Tu ne nous ôterais pas notre suprême espoir...

CLAIRE.

Indifférente, moi !... Ah, Seigneur !... Moi qui n’existe pas, qui n’existerai jamais en tant que femme, parce que vos angoisses d’hommes me rongent...

Baissant la voix.

Mais puisque vous réclamez ma pitié, ne me refusez pas la vôtre. En me prenant pour... complice, vous me mettez dans une situation qui dépasse mes forces... Je demande grâce !...

LE DUC.

De quoi, complice ?... Tu n’as qu’à garder le silence !...

CLAIRE.

Et vous pensez que ce n’est pas une responsabilité terrible !... Ce mariage, qu’un mot de moi peut rompre, s’il se fait, je l’aurai voulu !

LE DUC.

S’il ne se fait pas, tu seras le bourreau de ta race !

CLAIRE.

Eh, c’est bien ce qui me torture !... Me trouver devant cette formidable alternative avec mon ignorance déjeune fille !... Quels malheurs vont s’abattre sur nous, jusqu’où s’étendra ma faute, si je ne préviens pas Robert ?... Son enfant, c’est notre gloire, nos ambitions, notre éternité, tout enfin !... Faut-il oublier la mère ?... Oh ! cette femme !... Vous ne soupçonnez pas dans quelle horreur de vous tous et de moi-même j’ai vécu à cause d’elle !... Si elle reprend sa place au milieu de nous, je perdrai à jamais toute paix intérieure !... Pourtant, je consens à être misérable, à succomber sous le poids d’infamies qui ne sont pas les miennes, si le supplice doit être pour moi seule... Mais qui me l’assure ?... Hélas ! je suis une pensionnaire... qui voudrait être morte pour n’avoir pas de résolution à prendre !

LE DUC, avec solennité.

Claire, je jure que tu peux consentir... Obéis au chef de la famille... T’aurais-je élevée dans le culte ; de nos grands souvenirs, pour te conseiller une action indigne d’eux ?... C’est en leur nom que je te supplie !... Sur mon honneur, sur celui de mon fils qui va mourir, je promets que ce mariage sauvera le nom, sans rien ajouter aux anciennes misères.

CLAIRE.

Je vous crois.

LE DUC.

Merci, ma fille !

CLAIRE, allant à la porte derrière laquelle Hélène s’est retirée.

Hélène, venez !...

Hélène entre.

J’accepte une grande responsabilité. Je n’abandonnerai pas celle que je laisse devenir la femme de Robert... Il ne dépend pas de moi d’être une amie dans le sens affectueux du mot, mais je vous promets d’être une sœur dévouée... Dans vos chagrins, ayez recours à moi... C’est offert loyalement, Hélène ! Allons trouver Robert...

Il s’efface pour laisser passer Hélène et Claire. Claire cède le pas à Hélène, qui sort la première, tremblante sous les regards de Claire et du duc. Le rideau ne doit tomber que lorsque la scène est vide, toutes portes fermées.

 

 

ACTE III

 

Villa aux environs de Nice. En pleine campagne. Grand hall avec mobilier élégant et un peu banal de ville d’étrangers. Portes à droite et à gauche. Tout le fond de l’appartement est occupé par un immense vitrage qui laisse voir la mer sous un ciel étincelant. Vers la gauche on distingue un groupe de récifs autour desquels blanchit le flot.

 

 

Scène première

 

ROBERT, HÉLÈNE

 

Robert est seul, étendu sur un canapé, les jambes recouvertes d’un plaid et semble dormir. Hélène entre, ferme la porte avec précaution et s’avance sur la pointe du pied. Robert ouvre les yeux et lui parle sans tourner la tête.

ROBERT.

C’est vous, Hélène ?

HÉLÈNE, penchée sur lui, l’embrasse sur le front.

Avez-vous un peu dormi ?

ROBERT, toujours étendu.

Pas moyen !... je m’agite, je pense tout le temps. Cette crise d’hier... Si ma mère n’était pas entrée, par hasard, au moment où je perdais connaissance, je mourais...

Portant sa main à ses lèvres.

Toujours ce goût de sang dans la bouche !... L’hémorragie est là, prête à m’étouffer...

Avec une détresse contenue.

Dites donc, le Midi qui devait me guérir !... Hein, ce fameux Midi !

HÉLÈNE.

Quinze jours à peine que nous y sommes !... Cela tiendrait du miracle si...

ROBERT, l’interrompant.

Pauvre chérie, notre mariage... Le premier mois ne s’achèvera pas !

Long silence, il tient pressée sur ses lèvres la main d’Hélène.

Pourquoi ne m’a-t-ou pas amené Henri ce matin ? Où est-il ?

HÉLÈNE.

Devant la maison, sur le sable.

Faisant un mouvement vers le vitrage.

Faut-il crier qu’on l’apporte ?

ROBERT.

Plus tard. J’ai tant de recommandations à vous faire !... Mes parents sont vieux : bientôt il n’aura plus que vous, et vous-même auriez tant besoin d’appui...

Se reprenant avec angoisse.

 et d’amour !... Je ne peux pas, non, je ne peux pas me faire à l’idée que votre bonheur ne dépend plus de moi !

HÉLÈNE, gravement.

Si, Robert, il est entre vos mains.

ROBERT.

Que voulez-vous dire ?

HÉLÈNE.

Écoutez, je n’en aurais jamais parlé la première... Plutôt rester misérable jusqu’à mon dernier jour. Mais puisque cela vient de vous... Je vous en supplie, Robert, arrangez les choses pour que, si j’avais l’affreux malheur de vous perdre, je puisse me retirer avec le petit Henri là où il me plairait d’aller. Que j’aie un chez moi indépendant.

ROBERT, se levant.

Quitter la famille !... Je m’effrayais de votre abandon, et vous voulez être plus seule encore !...

HÉLÈNE.

Vous parti, croyez-vous que je ne resterais pas dans le plus horrible abandon, parmi ces gens qui me font peur... oui, peur ! Le duc surtout !... Et moi qui ose à peine élever la voix devant lui, je serais à sa merci !... Venez à mon secours. On me méprise trop ici.

ROBERT.

Je n’ai jamais entendu un mot dont ma femme pût se froisser... Je ne l’aurais toléré de personne.

HÉLÈNE.

Ce mot n’a jamais été dit. Forcés de me traiter en égale, ils le font, et le font bien. Ils sont polis avec héroïsme. Si polis qu’à la moindre attention je rougis de honte.

ROBERT.

Vous ne parlez pas de Claire ?... Claire si bonne pour vous ?

HÉLÈNE, ironiquement.

Bonne pour moi, Claire ?

ROBERT.

Vous en doutez ? Pourtant sans elle, peut-être notre mariage n’aurait-il jamais eu lieu. Maman, avec une mauvaise foi qui est bien loin de son caractère, soulevait toutes les difficultés imaginables. Claire est allée lui jurer Dieu sait quoi, et tout obstacle a disparu. Après la cérémonie, rappelez-vous que Claire a trouvé moyen, et avec quelle divine gaucherie, d’avouer qu’elle connaissait l’existence de l’enfant et qu’il ne fallait pas l’éloigner par respect pour elle. Qui donc a décidé mon père à nous précéder en éclaireur sur cette côte ? Qui l’accompagnait ? Qui a découvert ce coin ignoré où nous pouvons, sans jeter le ridicule sur notre union, goûter la paix de ces quelques jours avec notre fils entre nous ? C’est-à-dire que dans ces dernières semaines, je ne vois rien d’un peu doux que nous ne devions à Claire !...

HÉLÈNE.

Croyez-vous donc que sa bonté s’adresse à moi ? Elle a surmonté son aversion pour avoir l’enfant, tout de suite, parce que l’enfant, c’est l’avenir du nom, et qu’elle est folle de cela.

ROBERT.

Belle folie, en tout cas !... Tant pis pour ceux qu’elle fait sourire !... L’honneur de l’humanité réside dans un petit nombre d’abnégations, creuses quand on les pèse, sublimes quand on les sent.

HÉLÈNE, avec dignité.

C’est entendu, je ne les sens pas !... Je n’ai ni vos délicatesses ni vos fiertés.

S’animant.

Faut-il, en effet, que je ne les aie guère, pour m’entendre dire du matin au soir que je suis une créature inférieure, et rester !... Ah ! si je n’étais pas une pauvre sotte qui supporte tout parce qu’elle aime !

ROBERT, consterné.

Hélène !... Mais a-t-on idée ! Trouver dans mes paroles une allusion blessante ! Tenez, voilà qui prouve combien souvent vous devez prêter à mes parents des dédains qu’ils n’ont pas !

HÉLÈNE, ironiquement.

Vous trouvez !

ROBERT.

Pourquoi, élevés autrement que vous, n’aurions-nous pas, Claire et moi, un idéal différent du vôtre ? En quoi cela vous rabaisse-t-il ? Ayez donc un peu de sympathie pour l’illusion qui mène ma vie. C’est vrai, je suis fier de mon titre : on dit que la richesse est du travail accumulé, je tiens ma noblesse pour de l’honneur accumulé. Hélène, délivrez-moi du chagrin de penser que cette noblesse vous est odieuse, votre premier devoir étant d’élever notre enfant à la respecter.

HÉLÈNE.

Mon ami, je ferai mon devoir vis-à-vis de l’enfant, pourvu qu’il reste mon enfant, et non celui d’un clan tyrannique et jaloux. Aussi, prenez ma prière au sérieux ! Est-ce que j’aurais la force de parler du temps où vous ne serez plus, si je ne me voyais pas au seuil d’un enfer ! Sauvez-moi !... Faites qu’on ne m’entraîne pas dans ce triste Chantemelle peuplé de visages durs comme ceux des vieilles armures. Je vous ai chéri, parce que seul là-bas vous aviez le cœur un peu fait comme mon pauvre cœur aimant et faible... ce cœur qu’ils briseront.

ROBERT.

Mais pourquoi vouloir, dès maintenant, opposer mon autorité à la leur, puisque, légalement, ils ne pourront pas vous retenir de force ?

HÉLÈNE.

Avec mon caractère indécis, que je retourne à Chantemelle, ce sera pour n’en plus sortir !... Si je veux bouger, ils m’opposeront votre volonté, toute la famille criera au parjure, et je me ferai toute petite, bien humble et bien soumise... Ah ! délivrez-moi de cette terreur !

ROBERT.

Je me reproche déjà trop l’existence de garde-malade que vous menez, pour qu’au moins après moi, je ne garantisse pas votre liberté ! Je ferai un testament où sera marquée ma volonté formelle que vous viviez indépendante et je parlerai à Claire.

HÉLÈNE, vivement.

Oh ! pourquoi lui parler ?... Elle ne sera pas de votre avis, et cela vous agitera... Votre écrit suffira.

ROBERT.

Claire n’est pas habituée à ce que j’agisse en me cachant d’elle, et je ne prendrai pas la décision si grave de vous séparer des miens sans lui avoir exposé mes raisons. Soyez sans inquiétude, elle aura beau me contredire, je serai ferme. Vous avez ma parole.

 

 

Scène II

 

ROBERT, HÉLÈNE, CLAIRE

 

Claire arrive du dehors en toilette de promenade, carton sous le bras.

CLAIRE, ôtant ses gants, son chapeau.

Le soleil est aveuglant. J’étais allée devant le poste des douaniers pour dessiner le récif qu’on voit là-bas, mais il n’y a pas moyen, c’est un éblouissement.

HÉLÈNE.

Que trouvez-vous de si curieux à ce récif ? À ma connaissance, vous en avez déjà trois vues dans votre album.

CLAIRE.

Il m’intéresse avec son aiguille de pierre qu’on croit voir chanceler sous le choc des vagues, comme un pêcheur debout dans l’eau.

ROBERT.

Plutôt comme un berger gardant ses blancs moutons... Voyez, le troupeau gambade.

CLAIRE, souriant.

Troupeau !... Que ce mot m’aurait semblé vulgaire là-bas, pendant que je dessinais... Je me figurais des choses... Ce flot bouillonnant, même par les plus beaux jours, on dirait que des créatures le soulèvent, des créatures qui luttent pour monter au soleil, des Sirènes peut-être, qui regrettent le temps où elles prenaient leurs ébats sur cette plage. Car, n’en doutez pas, autour de mon rocher, elles ont mené leur existence cruelle et délicieuse.

ROBERT, riant.

Délicieuse !... Est-ce pour avoir croqué de hardis marins ?

CLAIRE.

Mais oui, avec les tendres petits mousses pour dessert.

ROBERT.

Que d’imagination !... La mer te monte à la tête.

CLAIRE.

Moque-toi, je te conseille ! Si la mer me pousse au lyrisme, les bois ne t’exaltent pas moins. Lorsqu’après une absence tu revenais à Chantemelle, ta première action était de courir à la forêt, tout seul, vêtu comme un voleur, et le soir il fallait t’entendre raconter ce que tu avais vu sous tes chères futaies.

ROBERT.

Oui, les grands bois de Chantemelle ! Je n’étais jamais plus heureux que là... Oh ! cela ne m’empêche pas d’aimer aussi la mer. Les forêts et la mer m’ont toujours attiré d’une étrange façon... J’ai été passionné pour la chasse, et ce n’était pas uniquement la rage de tuer des animaux : non, il y avait autre chose : l’épaisseur du fourré, un sentiment d’inconnu... J’écoutais avec délices les coups de vent arriver dans la futaie, s’annoncer au loin par un bruit de flots, s’approcher, grandir lentement, mystérieusement, et tout à coup la crinière des bouleaux et la toison des hêtres s’agitaient sur ma tête : j’étais dans le tourbillon ! Et puis les sangliers qui accourent en brisant les perches, en pliant le taillis... On espère une apparition faunesque. Et quand le sanglier saute dans l’éclaircie, noir, hérissé, la queue en vrille, on n’est presque pas déçu... et le trot léger des loups sur les feuilles mortes... leur tête fausse et oreillarde qui s’encadre dans les ronces, regarde, s’évanouit, sans qu’on puisse dire par où... Et la silhouette falote des renards sur la neige !... Je m’exalte en pensant à tout cela !

HELÈNE, assise à l’écart et cherchant à ramener l’attention sur elle.

Décidément oui, vous préférez les forêts à la mer.

ROBERT.

J’aime les deux, mais pas avec le même cœur. En moi, l’aristocrate adore ces futaies aussi anciennes que nous, dont les rameaux protègent tout un peuple d’arbustes. Ne sommes-nous pas frères des chênes et des hêtres géants ? Impossible de me promener parmi eux sans partager leur arrogance. Je plane sur les basses tiges, je prends pour moi toute la lumière, et sème dédaigneusement des faînes et des glands pour les affamés de la lande. Ici, devant la mer, un autre homme s’éveille. Des vagues, toujours pareilles, viennent en troupeaux s’ébattre sur la plage, toutes également parées d’un rayon de soleil, toutes également petites par le calme, toutes également hautes par la tempête. Je me dis alors qu’il y a là une image de l’humanité très différente de celle que présentent les bois. L’uniformité de ces flots qui portent indistinctement le fardeau des navires, et parmi lesquels les mouettes n’ont pas de choix à faire pour se poser, trouble un peu mes instincts forestiers. Je me demande si les hommes ne pourraient pas cheminer parallèlement comme les vagues qui, sans se heurter, courent toutes ensemble jusqu’à la grève. Mais aussitôt il me vient une crainte : je doute que l’humanité, si l’on en réalise le nivellement parfait, continue à monter vers ses mystérieuses destinées comme la légion des vagues qui se soulève en bloc sous l’attraction d’en haut. Mes préférences hésitent au souvenir des arbres monstrueux qui sont des merveilles à condition d’étouffer ce qui grandit aux environs ; et il faut me plaindre, écartelé que je suis entre le forestier et le marin, l’homme des futaies et l’homme des vagues.

CLAIRE.

Ô Robert, que voilà bien le frère et la sœur ! Depuis leur naissance ensevelis dans un vieux château, consumés du désespoir de ne rien être, ils supplient la forêt, le vent, le nuage, de leur chanter la vie. Moi qui ai peu lu et entends dire sans cesse que tout est mal à notre époque, c’est la vie du passé que les choses me peignent. Toi, tu les interroges sur l’avenir... Lequel a raison ?

ROBERT, tout le temps tourné vers Claire.

Moi ! bien que parler d’avenir et mourir demain, cela s’accorde mal. Mais j’ai un fils, et sur le point de revivre en lui, je cherche avec angoisse quelle destinée l’attend. Pauvre petit, peut-être lui ai-je fait un triste cadeau en l’accueillant parmi nous. Aura-t-il seulement ce qui m’a manqué : un coin où respirer à l’aise ? Non, pas même à Chantemelle, je n’ai jamais eu cela ! Je vous aime tous beaucoup, et fatalement nos conversations dégénèrent en disputes.

Souriant.

Pour vous tenir tête je deviens socialiste contre papa, esprit fort contre maman, républicain contre toi, et cela finit par un concert de malédictions. À Paris, lorsque j’y suis allé compléter mes études, je n’étais pas mieux à ma place. La plupart de mes camarades pensaient à l’opposé de vous. Moi, votre contradicteur, j’aurais dû m’entendre avec eux. Eh bien non !... Avec eux je devenais plus autoritaire que papa, plus religieux que maman, plus royaliste que toi. La vérité, c’est qu’il y a des déclassés d’en haut comme il y a des déclassés d’en bas. Je suis un déclassé !... Mon siècle me prend par le cerveau, le passé garde mon cœur !... En quelque endroit que j’aille, c’est l’exil pour une moitié de moi-même. Il faut sauver mon fils de ce supplice !...

CLAIRE.

Ah certes !... Il n’en sera pas réduit comme toi, pauvre Robert, à n’oser être soi qu’au milieu de ses livres, de peur que les vivants ne voient en lui un renégat. Qu’il marche avec son siècle, je surmonterai mes répugnances jusqu’à être moderne pour ne pas le quitter. Mais tu permets, n’est-ce pas, que je préserve dans mon âme l’orgueil de son nom ? Je lui expliquerai tes idées sur la noblesse qui doit rester pour le pays une pépinière de généreux cœurs.

ROBERT.

Oui, présente-lui comme des réalités les illusions qui m’ont soutenu, et qui depuis quelques jours, m’abandonnent. Peut-être est-ce la maladie qui, trouble ma vue et me montre notre milieu prêt à rendre l’âme, tandis que seul je me meurs ? N’importe ! je suis presque heureux d’échapper au devoir de diriger mon fils. Ah ! que j’aime bien mieux vous le confier, à vous qui êtes des rustiques, droits et sains comme les hêtres à l’écorce claire. Il n’aura qu’à regarder autour de lui pour prendre des leçons d’honneur. Papa est la loyauté même et toi, j’en suis sûr, pour sauver ta vie, tu ne mentirais pas !

CLAIRE, troublée.

Enfin, sois tranquille ; j’élèverai ton fils dans une atmosphère si haute qu’aucun sentiment bas ne l’atteindra jamais.

HÉLÈNE, allant à Robert, le prenant à part.

Ah ! c’est trop fort ! Confier mon enfant à une autre, devant moi, et après vos promesses...

ROBERT, bas.

Calmez-vous, Hélène : Plus que jamais vous avez ma parole !

HÉLÈNE, haussant les épaules, allant au vitrage.

Tenez, je l’entends qui pleure.

Regardant au dehors.

Ah ! cette nourrice !... Allez, ruminez de grandes choses, c’est tout de même sa maman qui le consolera.

Elle décroche un chapeau de jardin et sort furieuse.

 

 

Scène III

 

ROBERT, CLAIRE

 

ROBERT, revenant à Claire.

Claire que je te gronde ! Tu parles du petit Henri comme s’il n’avait pas de mère, et sa mère t’entend !

CLAIRE, souriant.

Robert, que je te gronde ! Tu exprimes tes volontés au sujet de ton fils, toujours tourné vers moi, et sa mère te voit.

ROBERT.

Si je l’ai fait, c’était sans intention. Je m’adressais également à vous deux. On est vraiment peu charitable envers ma femme. Aussi, qu’arrive-t-il ? Hélène déclare qu’après moi, il lui est impossible de continuer l’existence en commun. Elle entend s’établir dans un endroit où elle ne soit pas exposée lorsque je n’y serai plus à être humiliée en présence de son fils.

CLAIRE, bouleversée.

Elle emmènerait l’enfant ?... Elle a déclaré cela ? Qu’as-tu répondu ?

ROBERT.

À regret, je lui donne raison. Dans mon testament, j’approuverai son désir d’être indépendante.

CLAIRE, affolée.

Robert, ne fais pas cela !

ROBERT.

J’ai promis.

CLAIRE.

Ne fais pas cela !

ROBERT.

Claire, je ne suis pas moins navré que toi d’enlever l’enfant au vieux nid. Il y a là des souvenirs sacrés parmi lesquels j’aurais voulu le voir grandir. Mais on ne peut pas condamner une femme de l’âge d’Hélène à s’ensevelir pour le reste de ses jours. Du moment qu’elle souffre parmi vous, et s’en plaint, je dois la laisser libre. Libre, d’ailleurs, ne le sera-t-elle pas ? Je lui commanderais de rester à Chantemelle, qui l’obligerait à obéir ? Dans un an, elle partirait brouillée avec vous tous, tandis qu’il ne tient qu’à vous de la retenir à force d’affection.

CLAIRE.

Écoute, il n’y a rien de plus grave au monde ! À tout prix, laisse-nous l’enfant...

ROBERT.

Le voudrais-je, il n’y a pas moyen... et je ne le veux pas ! L’enfant est à sa mère, et si Hélène consentait à l’abandonner, moi, tout le premier, je...

CLAIRE, au comble de l’émotion.

Un duc de Chantemelle élevé par Hélène Vatrin, pensant comme elle, indifférent à nos enthousiasmes, à notre foi ! Et tu acceptes cela !... Dire qu’une créature comme Hélène t’a mis sous le joug !... Ah ! maintenant, je comprends pourquoi, dans l’uniformité des vagues, tu distingues si bien l’image d’une société nouvelle ! Ses idées de fille du peuple t’envahissent ! En les adoptant, tu les imprègnes de la noblesse de ton cœur, tu les rends séduisantes, mais tu subis la contagion. Robert, rentre en toi-même. Avant ton mariage, tu m’as juré que si Hélène ne t’apportait pas un fils, tu ne l’épouserais pas. C’est ce fils aujourd’hui que tu lui sacrifies.

ROBERT.

Tu ne réfléchis pas à une chose : nos parents vieillissent : après eux fatalement Hélène resterait seule gardienne de son fils.

CLAIRE.

Mais moi, je suis jeune, et plus forte qu’Hélène !... Réclame toute ma vie, Robert, je l’offre à ton enfant.

ROBERT, luttant pour surmonter son émotion.

C’est impossible !

CLAIRE, avec violence.

Tu le dis, et lorsque tout à l’heure tu exposais comment le futur duc doit être élevé, pourquoi t’adresser à moi seule, sinon parce que moi seule comprenais ?

ROBERT.

Veux-tu, laissons cela ?

CLAIRE.

Alors, dans ton estime, Hélène est mon égale ?

ROBERT.

Claire, que tu aies des préventions contre Hélène, cela s’explique : tu as le droit d’être sévère du haut de ton passé sans tache. Il faut pourtant t’habituer à juger les choses autrement qu’en petite fille bien élevée. La femme peut avoir une heure de faiblesse et rester très digne de respect. C’est le cas d’Hélène.

CLAIRE, avec violence.

Ne lui laisse pas ton fils.

ROBERT.

Répète-le jusqu’à demain, et après ?

CLAIRE, désespérée.

Souviens-toi, Robert, souviens-toi !... Mlle Vatrin chassée de Chantemelle pour sa mauvaise tenue...

ROBERT.

Elle m’aimait !

CLAIRE, dans un cri de détresse.

...Pour sa mauvaise tenue avec tout le monde !...

 

 

Scène IV

 

ROBERT, CLAIRE, LE DUC

 

LE DUC, sortant d’une chambre voisine.

Claire, es-tu folle ? Vous criez !... On entend du fumoir !... Tu sais pourtant ce qu’ont dit des médecins... Tu le sais aussi, Robert ?

CLAIRE.

Il y a un danger plus grand que de jeter Robert dans une nouvelle crise. Papa, j’ai voulu avec vous le mariage de mon frère... Vous savez comment j’ai été conquise à vos projets... ce que j’ai foulé aux pieds... ce qu’il m’en a coûté... mes larmes, ma conscience à jamais troublée... Mais il s’agissait de la famille... On lui apportait ce petit Henri en qui nous vivons tous... Eh bien, la famille est volée, et nous n’avons plus qu’à contempler notre œuvre avec d’affreux regrets. Comment n’avons-nous pas prévu qu’Henri, avant de nous appartenir, appartiendrait à sa mère ?... Et alors – cela c’est le dernier coup – Robert dans son testament encourage sa femme à se séparer de nous et à emmener l’enfant.

LE DUC, à Robert.

C’est vrai ?

ROBERT.

Oui.

LE DUC.

Ne fais pas cela !

ROBERT.

J’en ai le droit.

LE DUC.

Soit !... Ne fais pas cela.

ROBERT.

Donnez une raison.

LE DUC.

Mille, si tu veux.

CLAIRE, au duc.

Je les ai données... celles qu’on peut donner !

LE DUC.

Il y en a d’autres, entends-tu ? L’origine d’Hélène, on ne songe pas à la lui reprocher... Mais à notre époque il y a encore des choses qui font se dresser les cheveux sur la tête... Quand nous porterions le nom le plus obscur, je te dirais : ne confie pas notre honneur à cette femme !

ROBERT.

Je vous défends d’insulter Hélène !

LE DUC, se redressant de toute sa hauteur.

Tu défends !

ROBERT, avec effort.

Encore un mot injurieux pour elle et, à l’instant, je quitte la maison, je l’emmène.

LE DUC.

Elle est là, dans le jardin. Qu’elle monte, que devant moi elle parle de ses droits... qu’elle ose !... Ah ! qu’elle ose !...

CLAIRE.

Tu la verrais pas fière.

ROBERT.

Elle va monter, mais pour faire ses malles et me suivre.

LE DUC.

Je garderai l’enfant malgré toi, malgré sa mère.

ROBERT.

L’enfant est à moi !

LE DUC.

À nous !

ROBERT.

À moi.

LE DUC, d’une voix terrible.

À nous !

CLAIRE, avec effroi.

Papa ! Papa ! Écoutez-vous !

LE DUC, repoussant Claire.

Toi, va-t’en !... va-t’en !... c’est entre lui et moi !

CLAIRE.

Par pitié !...

LE DUC.

Va-t’en !...

Il prend Claire par les épaules, la pousse dehors. On la voit s’arrêter derrière la porte qui n’est pas fermée.

 

 

Scène V

 

ROBERT, LE DUC

 

LE DUC, bondit jusqu’à Robert dans un élan de passion terrible.

À nous ! J’ai eu la mère à Chantemelle avant toi ! J’ai commis le crime de te la faire épouser pour perpétuer le nom qui s’éteignait. Et je ne te laisserai pas nous arracher, pour le livrer à des mains indignes, l’enfant payé si cher ! Il appartient à la famille, je te défends d’y toucher ! Voilà qui est dit.

Subitement calme et hautain.

Maintenant, si tu veux que je meure, je sais prêt !

ROBERT, regarde longtemps et fixement le duc, ensuite il se dirige en chancelant vers la porte. Au moment de sortir, il rassemble ce qui lui reste de forces pour se redresser et dire.

Il faut qu’un de nous deux meure !

Il sort en chancelant ; à la porte, il tombe dans les bras de Claire qui l’attendait.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, HÉLÈNE

 

LE DUC, allant à la fenêtre et appelant.

Hélène, venez !...

HÉLÈNE, du dehors.

Oh ! pourquoi ?... Il fait si bon dehors !

LE DUC, frappant du pied.

Venez !...

D’une voix tonnante.

On vous dit : venez !

Il revient au milieu de la pièce, et attend debout, face à la porte. Hélène entre, et devant le regard que lui jette le duc, elle reste saisie.

LE DUC, d’un ton bref.

Vous avez voulu nous voler l’enfant... Vous portiez le plus beau nom de France, vous étiez riche et honorée, cela devait suffire. Vous avez voulu davantage : justice est faite. J’ai tout dit à Robert.

HÉLÈNE, dans un sanglot.

Mon Dieu !

LE DUC.

En parlant, j’ai tué quelqu’un : Robert ou moi, je ne sais... J’ai offert à Robert de mourir : il a répondu qu’un de nous est de trop : c’est vrai ! Il réfléchit eu ce moment au moyen d’en finir. Il trouvera : j’ai confiance !

 

 

Scène VII

 

LE DUC, HÉLÈNE, CLAIRE

 

Claire entre. Le duc l’interroge du regard.

CLAIRE.

Pas un mot !... Rien !... Une immobilité de statue !... J’ai essayé de parler, il m’a jeté un tel regard !... Je n’ai pas osé rester... Il sait que je savais...

LE DUC.

Répète-le-lui, malheureuse, au lieu de te sauver ! Que tu sois ma complice, toi la pureté même, c’est l’honneur de mon crime ! Retourne le lui dire, qu’il n’en puisse pas douter.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, HÉLÈNE, CLAIRE, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE, entre, bouleversée.

Je ne sais pas ce qui arrive, Robert est tout changé !... Je l’ai trouvé effondré dans un fauteuil. À ma vue, il s’est levé, et m’a déclaré net qu’il partait ce soir pour Chantemelle. Impossible de lui faire entendre raison, et pas un mot d’explication.

CLAIRE, allant au duc, le regard fixé sur lui.

Retourner là-bas, mais c’est la mort !... Hier encore, le régisseur écrivait qu’il y a vingt degrés au-dessous de zéro.

LA DUCHESSE.

Je le lui ai dit, il n’écoute même pas... J’ai offert d’aller chercher Hélène, il est resté le regard perdu... Pourtant, on ne peut pas l’abandonner ainsi. Comment, Hélène, n’êtes-vous pas déjà auprès de lui ?

HÉLÈNE, avec effroi.

Oh ! non ! Pas tout de suite !...

LA DUCHESSE.

Y a-t-il quelque chose entre Robert et vous ?... Qu’est-ce qui vous retient ?

Geste indécis d’Hélène.

LE DUC.

Il vaut mieux qu’elle reste ! Vous voyez bien, elle est nerveuse, ses genoux tremblent : une malade que vous envoyez secourir un malade...

LA DUCHESSE, au duc.

Alors parlez à Robert, vous qui avez tant d’influence sur lui.

LE DUC, hésitant.

Que j’y aille, moi ?...

Jetant à Claire, un regard significatif.

Claire, c’est plutôt toi qui devrais lui parler.

LA DUCHESSE.

Pourquoi pas vous, Henri ?... Vous voilà presque aussi troublé qu’Hélène... On dirait que vous avez tous peur... Toi aussi, Claire, tu changes de figure !

CLAIRE.

Mais cela n’a rien d’étonnant, Maman ! c’est le chagrin qu’il soit plus souffrant !

LA DUCHESSE.

Pourquoi regardes-tu ton père de cette façon-là ?... Qu’avez-vous tous ?... Vous savez une chose qui m’échappe... Il y a un secret, je veux le savoir... c’est mon droit !... Je ne peux pas être seule dans la maison à ignorer ce que tout le monde connaît... Hélène, je m’adresse à vous, parlez.

Hélène se cache la figure et sanglote, tandis que la duchesse l’examine en silence.

Hélène, une fois déjà, nous nous sommes trouvées ainsi, moi questionnant, et vous, comme en ce moment, la figure dans les mains... Ah, vous aurez beau pleurer, aujourd’hui vous parlerez !...

LE DUC.

Laissez-la, je réponds pour elle !...

CLAIRE, affolée.

Je réponds pour tous !

LA DUCHESSE.

Toi, Claire !... L’été dernier, c’est toi qui me suppliais de la chasser de Chantemelle. Tu ne donnais pas de raisons, je n’en demandais pas. Nous restions l’une en face de l’autre, épouvantées. Tes yeux racontaient... cela, n’est-ce pas ?... Cela, que Robert vient de découvrir... Ce qui leur fait baisser la tête, à elle ! à lui !... Oh ! c’est horrible !... Mais non !... Il y a chez nous de telles infamies que l’horrible n’est plus rien !... Elle a épousé mon fils !... Et toi, Claire, tu savais !... Tu n’as rien dit, et tu savais !... Oui, oui, tu savais !...

CLAIRE.

Maman, à partir de l’heure où ce mariage a été décidé, je n’ai connu qu’un sacrifice perpétuel à quelque chose qui est au-dessus de nous tous...

LA DUCHESSE.

Rien n’est au-dessus de la foi jurée... Tu n’es pas une honnête femme si tu penses autrement.

CLAIRE.

Je n’ai vu que l’enfant !...

LA DUCHESSE.

L’enfant !... Vous dites ce mot avec une candeur !... Que le plus pauvre de nos paysans perde son fils, il pleure son fils. Robert meurt, vous pleurez un titre !... Et pas même !... Le titre est sauvé !...Il va revivre dans toute sa gloire, puisque vous mettez une couronne d’ignominie sans pareille sur la tête d’un triste bâtard...

LE DUC.

N’insultez pas l’enfant... Robert ne le permettrait pas !...

LA DUCHESSE.

Robert ne le...

Elle fond en larmes.

Tué par vous et quand même avec vous !... Qu’il juge donc !... Vous n’avez plus à compter avec moi...

 

 

Scène IX

 

LE DUC, LA DUCHESSE, CLAIRE, HÉLÈNE, ROBERT

 

Robert entre, il est d’une pâleur effrayante, peut à peine se soutenir, mais il montre beaucoup d’empire sur lui-même. Dès qu’il paraît, la duchesse se compose un visage assez calme. Claire se précipite au-devant de lui et le soutient.

ROBERT.

Ne pensons plus à nous, sauvons le petit Henri. Il est toute la famille ! Qu’on se serre autour de lui.

LA DUCHESSE.

Tout, pourvu que tu restes !

ROBERT.

Je ne renonce pas à partir ce soir pour les Ardennes... Il y a des pressentiments qui ne trompent pas... j’ai celui que ma mort est très proche, et je veux qu’elle me trouve là-bas, au milieu des souvenirs, non pas seulement de ma jeunesse, mais d’un passé si ancien et si grand que j’ai l’impression d’exister depuis des siècles. Un voyage par le froid hâtera peut-être ma fin de quelques jours, mais j’aurai donné à tous, dans la mesure où cela m’est permis, un exemple de dévouement aux idées !

LE DUC.

Aux idées ?

ROBERT.

Aux vôtres, aux miennes, aux nôtres à tous, l’honneur du nom qui couvre tout. Enfin, c’est entendu, nous partons, Hélène, Claire et moi... Vous pourrez prolonger votre séjour ici, maman avec mon père et le petit... Vous le ramènerez à Chantemelle, quand l’hiver y sera moins dur.

CLAIRE.

J’irai avec Robert. Je ne sais comment exprimer à quel point je l’admire.

À Hélène.

Venez, Hélène, nous avons nos préparatifs de voyage à faire, et ceux de Robert... Venez...

Elle prend la main d’Hélène et l’entraîne.

LE DUC, sans s’approcher de son fils.

Robert, j’ai abdiqué ! Tu es chef de famille : commande, tous t’obéiront... Adieu !...

Il prend son chapeau, son paletot et sort du côté de la plage. La duchesse se précipite dans le» bras de Robert avec un cri déchirant.

 

 

ACTE IV

 

La grande salle du château de Chantemelle où 8e sont passés les deux premiers actes. Il fait nuit. Le fond est transformé en chapelle ardente, fortement éclairée, où est exposé le corps de Robert.

La duchesse et Claire prient à genoux devant la chapelle. Autour d’eux sont groupés des paysans et des paysannes qui contemplent le corps et prient.

À gauche, au premier plan, est assis le duc, accoudé à une table, morne, la figure dans les mains. Derrière lui, près de la porte principale, se tient un domestique en livrée, qui pendant toute la première partie de l’acte, dirige le va et vient des paysans, leur indique le corps de Robert, leur fait des recommandations de silence. Les paysans restent devant le mort, le temps de dire un Pater entre deux signes de croix et sortent après avoir Jeté de l’eau bénite sur le corps.

Au lever du rideau, pendant une minute, jeux de scène muets. En traversant la pièce, les visiteurs s’inclinent profondément devant le duc, qui lève rarement les yeux sur eux.

 

 

Scène première

 

LE DUC, UN FERMIER

 

En quittant la chapelle, un gros fermier en redingote des dimanches, s’approche et offre au duc ses compliments de condoléance.

LE FERMIER.

Monsieur le duc, quel malheur !... Un si beau jeune homme !... Et puis qui était si fort !... On le voyait galoper tout l’hiver derrière ses chiens... Peut-être seulement qu’y s’y est trop fatigué... Ma femme me le disait encore ce matin, il n’avait peur de rien... Ainsi dimanche, tout malade qu’il était, nous l’avons vu à la grand’messe et ensuite il est resté dans le cimetière, sur les anciennes tombes de la famille, nu-tête, plus d’un grand quart d’heure... Ça avait-y du bon sens ?... Il aurait voulu se faire périr exprès...

LE DUC.

C’est un très gros chagrin, mon cher Renaud...J’aurais dû partir le premier.

LE FERMIER.

Oh ! monsieur le duc est encore solide !... M. Robert venait souvent à la ferme... Il aimait les bêtes et les gens... Plus tard, ça nous aurait fait un bon maître !

LE DUC.

On tâchera que son fils lui ressemble et soit attaché à nos amis de Chantemelle comme il l’était !...

Il secoue la main du fermier qui s’éloigne.

 

 

Scène II

 

UN VOISIN DE CAMPAGNE, LE DUC

 

Après un va-et-vient de campagnards, entre un gentilhomme du voisinage venu à pied... Bonnet fourré et grosse canne, souliers de chasse et molletières Veston et pantalon noirs. Le domestique lui montre le duc, il vient à lui.

LE VOISIN.

Ah ! cher ami !...

Poignée de main affectueuse.

C’est Seulement à midi que j’ai appris la triste nouvelle... De bon matin, j’étais sorti pour tirer des oies sauvages... et en rentrant pour déjeuner on m’a dit... Et vous n’avez pas pu arriver à temps ?

LE DUC.

Il y a une heure que nous sommes ici.

LE VOISIN.

Et c’est hier, dans la soirée, que tout s’est terminé ?

LE DUC.

Nous avons reçu la dépêche à quatre heures de l’après-midi.

LE VOISIN.

Au moment de monter en chemin de fer ?

LE DUC.

Oui !...

LE VOISIN, se tournant vers la chapelle.

Je voudrais ne pas déranger ces dames... Comment vont-elles ?...

LE DUC.

Bien tristes... Bien fatiguées...

LE VOISIN.

Mlle Claire était présente, n’est-ce pas ?

LE DUC.

Oui... Elle a été admirable... Ma belle-fille aussi.

LE VOISIN.

Pauvre Robert ! Je vais le-voir pour la dernière fois...

Après avoir serré la main du duc, le voisin marche vers la chapelle, suivi par le duc. Celui-ci est arrêté en route par une religieuse qui vient d’entrer par la porte de gauche, au premier plan. C’est une religieuse garde-malade qui a aidé à soigner Robert pendant les derniers jours.

 

 

Scène III

 

LE DUC, UNE RELIGIEUSE

 

LA RELIGIEUSE.

Monsieur le duc, on m’annonce que le forgeron du village attend pour souder le cercueil.

LE DUC.

À peine si nous sommes ici depuis une heure !... La duchesse voudrait garder encore un peu son fils... Est-ce qu’il faut déjà ?...

LA RELIGIEUSE.

Mon Dieu, oui ! Il est grand temps !

LE DUC.

Tâchez que les étrangers s’éloignent. Qu’au moins il n’y ait pas de témoin pendant que sa mère lui dira un dernier adieu. Et puis on vous fera venir avec les ouvriers.

Le duc retourne s’asseoir à sa place primitive devant la table La religieuse prévient le domestique de ne plus laisser entrer personne, et va chuchoter à l’oreille de Claire, pendant que le domestique renvoie les paysans qui sortent en silence ainsi que le voisin. La religieuse part la dernière. La duchesse reste aux pieds du mort, insensible à ce qui arrive Claire vient s’entretenir à mi-voix avec le duc.

 

 

Scène IV

 

CLAIRE, LE DUC

 

CLAIRE.

Papa, on va mettre Robert dans le cercueil...

Montrant une feuille de papier mise entre les feuillets de son paroissien.

Il a fait un testament que je voudrais lire devant vous tous, pendant qu’il est encore présent. Et puis, je vous raconterai sa fin. Non pas son agonie dont vous savez déjà les détails, mais je dirai quels ont été les derniers actes de sa volonté et de son cœur. L’une et l’autre grands jusqu’au bout.

LE DUC.

Tu représentes ton frère. Ordonne en son nom.

CLAIRE.

Merci... Je fais appeler Hélène...

Elle va dire quelques mots au domestique qui sort. Au même instant la duchesse se lève, puis le visage trempé de larmes, rejoint son mari en même temps que Claire.

 

 

Scène V

 

CLAIRE, LE DUC, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE, jetant sur le corps un regard désolé.

Il n’est pas du tout changé... L’air de dormir !...

CLAIRE.

C’est aussi qu’il dort !... Il a fermé les yeux doucement, sans une révolte, après avoir songé jusqu’au dernier instant, non pas peut-être au bonheur, mais à l’honneur des siens...

LA DUCHESSE.

Hélène était présente ?

CLAIRE.

Je l’ai fait appeler pour les derniers instants.

LA DUCHESSE.

Robert l’a reconnue ?

CLAIRE.

C’est lui qui la demandait.

LA DUCHESSE.

Alors, pendant ces huit jours de maladie elle ne l’approchait pas ?

CLAIRE.

Souvent, au contraire... Nous n’avions aucun parti pris de l’éloigner... Robert n’a jamais cessé ni pendant, ni après le voyage, de la traiter avec les mêmes égards qu’autrefois... On ne saisissait en lui qu’un seul changement : il ne voulait plus vivre...

LA DUCHESSE, dans un sanglot.

Il est exaucé !...

CLAIRE.

Courage, Maman !... Il vous en faudra encore aujourd’hui et beaucoup... J’ai fait appeler Hélène et devant elle, dans un instant, vous saurez les résolutions de mon frère...

Long silence.

LA DUCHESSE.

Je retourne près de lui... C’est là qu’Hélène me trouvera... En présence de celui qui a tant su se dominer j’aurai la force de tendre la main... je l’espère...

La duchesse va s’agenouiller auprès du corps.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, CLAIRE

 

LE DUC.

Ta mère se surmonte d’une façon inouïe ; mais combien de temps cela pourra-t-il durer ?

CLAIRE.

Que cela dure le temps des funérailles et nous serons sauvés.

LE DUC.

Quelle illusion, ma pauvre Claire !... Vivre tous ensemble et affecter une union parfaite avec cet horrible secret dans le cœur, cela te semble facile ? Nous le ferons aujourd’hui dans une crise d’exaltation, sous le regard de tous... Mais après ?...

CLAIRE.

Après, le supplice de maman prendra fin... Elle vous est trop attachée, elle sait trop ce que la religion lai commande, pour ne pas revenir à vous.

LE DUC.

Oui, mais face à face avec Hélène...

CLAIRE.

Hélène ne sera pas un obstacle...

LE DUC.

Est-ce qu’elle doit partir ?... Sans emmener l’enfant, alors !... Je suis certain que Robert ne le livre pas à des mains débiles. D’un autre côté, si Hélène s’en va seule, que pensera le monde ?

CLAIRE.

Soyez sans crainte, ma belle-sœur ne s’éloignera pas seule... Le martyre que vous redoutiez pour maman, une autre personne l’accepte.

LE DUC.

Toi, Claire ?...

CLAIRE, prête à pleurer.

Par pitié, ne questionnez pas... Robert va vous apprendre lui-même ce qui est convenu. Lorsqu’il s’expliquera par ma bouche, j’annoncerai sans faiblesse quelle est ma destinée.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, CLAIRE, HÉLÈNE

 

Hélène entre et reste debout au milieu de la salle dont Claire et le duc occupent le devant vers la droite.

CLAIRE.

Hélène, ma mère vous attend là...

Elle montre la chapelle. Hélène s’en va jusqu’auprès du mort. Là elle attend debout derrière la duchesse qui prie agenouillée. Celle-ci se relève enfin, et les deux femmes se trouvent face à face... La duchesse tend la main, sans quitter de» yeux le mort. Puis, elle rejoint Claire et le duc. Claire prépare le papier qu’elle doit lire. Tous se groupent de la façon suivante : le duc accoudé à droite de la table au premier plan. La duchesse est assise à gauche de la scène. Hélène reste debout devant le lit. Tournant le dos au mort, Claire, à côté d’elle, fait la lecture du testament.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, CLAIRE, HÉLÈNE, LA DUCHESSE

 

CLAIRE, un papier à la main.

Voici le testament de Robert. À entendre le commencement, on le croirait choisi dans nos archives parmi ceux que dictaient, il y a six cents ans, les vieux Chantemelle qui signaient d’une croix.

Elle lit.

« Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, moi, Robert-Charles-Henri de Chantemelle, sur le point de paraître devant Dieu, je demande pardon aux miens de tout le mal que je leur ai fait et je jure qu’il n’y a pas dans mon cœur le moindre ressentiment contre n’importe lequel d’entre eux. Que mon père le sache bien, j’ai compris et partagé son violent chagrin à la pensée de voir disparaître notre race. Il a oublié qu’il était père, pour se rappeler qu’il était duc. Il a eu l’énergie de fouler aux pieds des sentiments sacrés, j’ai celle d’étouffer en moi-même la voix qui crie vengeance et quelle vengeance ! Je remercie Dieu de reprendre ma vie dès qu’elle devient impossible. C’est, j’espère, un gage de pardon pour tous.
« Moi mort, je veux que l’on prenne les dispositions suivantes : 
« Je supplie respectueusement mon père et ma mère de persévérer dans l’existence si chrétiennement soumise qu’ils ont acceptée en restant ensemble, tandis que je m’éloignais. En cela je dois à ma mère une admirable leçon qui m’a soutenu jusqu’au bout et m’aide à bien mourir.
« Claire n’a pas de torts à se reprocher envers moi. C’est en voyant que je ne puis plus vivre, qu’elle a compris jusqu’où va sa responsabilité. Et combien elle est prête à expier le crime touchant d’avoir été trop jalouse de nos gloires ! 
« Mais il y aurait une sorte d’indélicatesse à dire moi-même ce qu’elle promet. Je lui laisse le soin d’expliquer dans quelle mesure et comment elle entend se dévouer. C’est Claire qui me représentera au milieu de vous. Je place Hélène et l’enfant sous sa sauvegarde. Tout ce qu’elle commandera, c’est moi qui l’ordonne. 
« Je demande à mes parents de donner à Hélène le château des Écluses, en Normandie. Elle m’a promis de s’y retirer et d’y mener une vie entièrement consacrée à son fils. Qu’elle soit considérée comme parjure si jamais elle se détourne le moins du monde de ce but unique. Le serment qu’elle m’a fait, j’avais le droit de l’exiger en retour du pardon que je lui accorde.

Hélène tombe à genoux prosternée sur le sol.

« Dès que le petit Henri atteindra l’âge de quinze ans, j’autorise Hélène à s’installer avec lui à Paris pour y chercher les ressources d’éducation qu’on ne trouve que là. Il faut que le futur duc de Chantemelle soit élevé dans la conviction que son rang ne le dispense pas d’avoir une valeur personnelle. Qu’on ne néglige rien pour en faire un homme moderne au sens profond du mot. Qu’il aime son temps et en comprenne la grandeur. Nous nous perdons à éterniser des haines, très légitimes lorsque le sang versé par la Révolution fumait encore, mais qui ne serviront bientôt plus qu’à déguiser une tendance avilissante à l’égoïsme et à l’oisiveté. Sous le prétexte que la Révolution a guillotiné nos grands-parents d’abord si enthousiastes d’elle, ne soyons pas hostiles à toute amélioration sociale. Restons au contraire dans la tradition en payant de nos vies de généreuses erreurs ; affirmant en cela le devoir d’une noblesse d’être une école de désintéressement, montrant le chemin à son siècle, audacieuse d’esprit et dupe de cœur ! Lorsque les malheureux et les humbles réclament une plus large part au soleil, sachons marcher à leur tête avec le scepticisme de nous dire que nos propres troupes nous tireront dans le dos. Pour nous c’est un moyen de bien finir. Il me semble que la noblesse a fait son temps. On l’a trop recrutée par l’or, trop peu par le talent. Elle a toujours été fermée aux hommes éminents que lui envoyait le peuple, à son tour le peuple lui est fermé. Avant qu’elle disparaisse, il faut que, par un pieux mensonge, ses derniers représentants laissent la même impression de grandeur que les gigantesques fossiles qui font rêver aux âges disparus. 
« Plus tard, quand l’héritier du nom sera un homme, j’exige que Claire lui conte comment je suis mort, comment ses grands-parents, sa tante, sa mère se sont immolés, pour que lui, petit être chétif, garde un nom respecté. Il comprendra que ce nom, transmis par une monstruosité, doit être porté avec une dignité surhumaine. Que Claire lui répète la parole qu’elle me disait hier : – Nos existences à tous finissent avec la tienne. Mais qu’importe ? On a fauché toute la prairie pour, sauver une petite fleur ! »

LA DUCHESSE, sanglotant.

Robert ! Ah ! c’est tout lui !... Quelle âme s’est envolée !

LE DUC.

L’âme de toute une race !

CLAIRE.

Le testament n’est pas complet, il y manque ce qui me concerne. J’ai promis à Robert de ne jamais me marier et de rester toute ma vie avec Hélène et l’enfant.

LA DUCHESSE.

Ah non, ma fille, pas cela, c’est trop !... M’abandonner, toi, mon amie, ma seule, ma grande amie !...

CLAIRE, très calme.

J’ai juré !...

Se tournant vers le corps.

Robert, je renouvelle devant toi l’engagement sacré de suivre partout ta femme et ton fils, et de les aider à traverser fièrement la vie. C’est une dette d’honneur contractée envers toi le jour où j’ai laissé admettre Hélène dans la famille. Elle et moi nous travaillerons à faire de l’enfant un honnête homme d’abord, et quelque chose de mieux, un homme capable de mourir pour des idées, comme tu disais... comme tu faisais...

LA DUCHESSE.

Claire, devant lui, je te dis adieu !... Plus tard, je n’aurais pas la force !

Claire se jette dans les bras de sa mère et l’entraîne auprès du corps.

LE DUC les suit, il fait une courte prière devant son fils, puis, après un grand signe de croix, il marche droit à Hélène et les yeux dans ses yeux dit d’une voix profonde.

Adieu, ma fille !

Il s’en va rapidement.

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